La guerre bactériologique à Meereen inspirée d’une fake-news historique ?

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  • Ce sujet contient 7 réponses, 5 participants et a été mis à jour pour la dernière fois par Liverbird, le il y a 1 année et 9 mois.
8 sujets de 1 à 8 (sur un total de 8)
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  • #170019
    Liverbird
    • Éplucheur avec un Économe
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    Le dernier chapitre d’ADWD situé à Meereen, le 71, The Queen’s Hand/La Main de la Reine, se termine sur l’irruption de Skahaz mo Kandaq/Crâne-ras, qui vient à annoncer à Barristan que les assiégeant de la cité projettent à coup de trébuchets des cadavres par dessus les murailles. Il n’est pas nécessaire d’être très fûté pour comprendre que ces cadavres sont ceux de victimes de la caquesangue, et que les assiégeants veulent ainsi contaminer la cité, dont Daenerys avait fait fermer les portes pour la protéger de la maladie. Les ennemis de Meereen ont donc décider d’entrer en guerre, et ils le font de la manière la plus sale possible, avec la guerre bactériologique.

    L’épisode qui a inspiré GRRM est très facile à retrouver, c’est le siège de Caffa, place forte et colonie marchande génoise de la péninsule de Crimée, assiégée par les Mongols (ou Tartares parce qu’ils étaient islamisés) du khan Djaniberg. Le siège durait depuis 1344 quand, en 1346, l’armée mongole a été frappée par la peste, qui était donc sortie du terrier de marmotte dans lequel elle se prélassait depuis des siècles quelque part en Asie centrale. Incapable de prendre la place et avec son armée ravagée par la maladie, Djanibereg, très mauvais perdant mais, que voulez-vous, c’était un tartare, a fait balancer dans Caffa des cadavres de pestiférés, pendant qu’il pliait les gaules et repartait on ne sait pas bien où, un peu comme on casse la télé à la fin d’un match quand son équipe à perdu (ça se fait plutôt chez des futurs ex-copains que chez soi). La suite est facile à deviner : la peste est entrée dans Caffa par le ciel, les Génois l’ont choppée et sont allés la répandre partout.

    Cet épisode figure dans tous les livres, parce qu’il est

    1. considéré comme le point de départ de la peste noire qui a ravagé l’Europe à partir de 1347, tuant au moins un tiers de la population en cinq ans,
    2. vraiment flippant.

    Mais il est probablement faux !

    C’est le cours de Patrick Boucheron donné au Collège de France en 2021 qui me l’a appris (https://www.college-de-france.fr/site/patrick-boucheron/course-2021-03-09-11h00.htm , c’est à partir de 21’54 » pour ceux qui veulent écouter )

    Ses arguments pour dire qu’il s’agit d’une fake-news sont les suivants :

    • Si la peste est bien venue d’Asie centrale et que les Mongols en ont été un relai jusqu’aux Génois, qui l’ont ensuite apportée en Europe, il n’y a aucune source attestant de la véracité de l’épisode. En fait, un seul texte en parle, dont le contenu a ensuite été repris par tous les commentateurs et historiens, qui ont fait de ce récit, LA version canonique. Son auteur est un certain Gabriele de Mussi, notaire à Plaisance, en Italie du Nord, qui dit avoir été témoin des faits. Or il a été établi depuis longtemps que ce bon Gabriele n’a sans doute jamais mis les pieds à Caffa, et en tout cas qu’il était à Plaisance pendant les années du siège, 1344-1346, et aussi celles d’avant et d’après. Il a donc inventé l’épisode, sans doute pas par malhonnêteté, mais parce qu’il lui semblait vraisemblable et parce qu’il donnait une explication à la fois humaine, les Mongols, et maléfique, toujours les Mongols, à une calamité qui laissait les Européens hébétés, sidérés et face à leurs questions sur l’origine d’un tel mal, et qui du coup dédouanait Dieu, qui n’y était donc pour rien, puisque c’était l’œuvre des Mongols-instruments-du-Diable si vous avez bien suivi.
    • Parce qu’il ne tient pas la route d’un point de vu scientifique et épidémiologique. Le cadavre d’un pestiféré ne transmet pas la peste juste parce qu’il est à proximité, en contaminant l’air ambiant. Ce sont les puces qui transmettent la peste, en piquant d’abord un rat (en général c’est un rat, mais ça peut être d’autre types de rongeurs) malade, puis en allant piquer un humain. Or, dès que leur hôte est mort et qu’il refroidit, les puces, qui sont des insectes délicats qui aiment leur petit confort, fichent le camp et s’en vont chercher un hôte vivant, chaud et douillet, ou alors elles se réfugient dans des tissus où elles peuvent attendre patiemment que se présente quelqu’un à piquer. Donc les Mongols morts de la peste n’ont pas pu être vecteurs de la transmission de la maladie.

    Mais cet épisode est tellement effrayant qu’il a eu un succès universel. On le trouve par exemple dans le film La chair et le sang (Paul Verhoeven, 1985) dont l’action se situe au XVIe siècle. Pas étonnant donc de le trouver aussi chez Martin, qui ratisse large en matière de références historiques et qui sait construire un Moyen-Age imaginaire mais efficace (il y a des gens beaucoup plus légitimes que moi sur ce sujet, qui doit d’ailleurs être présenté et débattu ailleurs sur le forum).

    En attendant, la caquesangue s’abat sur Meereen et il est probable que les subtilités épidémiologiques de la peste ne l’empêcheront pas de se propager dans la cité. Comme quoi, dans la fantasy, il faut être bon public et laisser l’auteur nous raconter de bonnes histoires, sans trop s’arrêter à des détails quant à leur vraisemblance 🙂

    • Ce sujet a été modifié le il y a 1 année et 9 mois par Liverbird.
    #170021
    de-mil
    • Pas Trouillard
    • Posts : 680

    Très intéressant !

    Je tiens à noter que si je dis pas de conneries, la caquesangue est juste une forme de dysenterie, qui ne se transmet pas non plus par voie aérienne, mais par l’absorption d’eau ou de nourriture contaminée. Comme les meereeniens puisent leur eau potable de puits et non pas de la Skahazadhan, Meereen était peut-être moins en danger que Barristan a pu le croire…

    Qoof^g hfosd_ow do fkj isl ùqdk hnfkj ersl oq armmf hqskfv Fj esdk hnfkj jfh:md,sfùfmj sm hrif if ksakjdjsjdrm irmh *q uqv Fj ksljrsj do fkj ksefl ilyrof w h:d!!lfl VE

    #170022
    Pandémie
    • Fléau des Autres
    • Posts : 2811

    Alors sur ce cas précis historique et sur les fantasmes en matière historique, tu as très certainement raison mais… On trouve d’autres témoignages que celui-ci de la triste imagination humaine en matière de guerre. Pas que les corps d’ailleurs. Têtes coupées  (siège de Nice durant les Croisades), cadavre d’animaux (Thun-l’évêque, guerre de Cent ans), tombereaux d’excréments (Karlstein, croisade en Bohême). Donc même si Kaffa est une invention, on ne sait pas si c’est la source d’inspiration de GrrM et ce n’est sans doute pas la seule.

    Ensuite, la Caquesangue n’est pas une forme de peste mais une forme de dysenterie, qui se répand elle facilement par la contamination bactérienne et le manque d’hygiène, pas par un vecteur tel que la puce du rat, et qui donc peut s’obtenir en bombardant la cité de toute sorte de merdier.

    Mais la maladie est déjà entrée donc bon, pas forcément l’idée du siècle.

    Mais il y a aussi l’aspect psychologique, dans une ville elle-même pas entièrement acquise, ça pourrait pousser certains à ouvrir les portes.

    • Cette réponse a été modifiée le il y a 1 année et 9 mois par R.Graymarch.
    #170024
    Liverbird
    • Éplucheur avec un Économe
    • Posts : 44

    Têtes coupées  (siège de Nice dutan les Croisades), cadavre d’animaux (Thun-l’évêque, guerre de Cent ans), tombereaux d’excréments (Karlstein, croisade en Bohême).

    Très efficace pour polluer l’eau ou impressionner, c’est sûr.

    Mais il y a aussi l’aspect psychologique, dans une ville elle-même pas entièrement acquise, ça pourrait pousser certains à ouvrir les portes.

    Toujours cette idée du guerre psychologique.

    Donc même si Kaffa est une invention, on ne sait pas si c’est la source d’inspiration de GrrM et ce n’est sans doute pas la seule.

    Mais ce serait étonnant qu’il ne s’en inspire pas, vu la célébrité de l’épisode.

    la Caquesangue n’est pas une forme de peste mais une forme de dysenterie, qui se repend elle facilement par la contamination bactérienne et le manque d’hygiène, pas par un vecteur tel que la puce du rat, et qui donc peut s’obtenir en bombardant la cité de toute sorte de merdier.

    Bien sûr ! Comme les études précises sur la Caquesangue manquent, la projection de cadavres dans la cité pourra suffire à y propager la maladie, ls lecteurs, et moi le premier, l’accepteront sans problème 😉

     

    #170027
    Aurore
    • Fléau des Autres
    • Posts : 2249

    L’idée de balancer un cadavre de pestiféré par-dessus le camp d’en face pour le contaminer a toutefois une logique :

    • au Moyen Âge et jusqu’au XIXe siècle, on pensait que la peste se transmettait par l’air. Donc contaminer l’air d’une ville en y introduisant des cadavres n’est pas si absurde dans la logique de l’époque
    • Même si, dans la réalité, on peut respirer l’air d’un contaminé par la peste bubonique sans risque, la peste pneumonique (ex-peste pulmonaire) se  transmet bel et bien par les aérosols. Par contre j’ignore dans quelle mesure le bacille peut passer d’un cadavre à un vivant, le cadavre par définition n’est plus censé émettre d’aérosols
    • Les puces vectrices de la peste se réfugient dans les vêtements et les tissus du cadavre : les cadavres sont-ils forcément entièrement nus quand on les balance par-dessus la muraille ?

    Tout ceci ne prouve pas que l’épisode de Caffa est authentique, mais juste que dans la mentalité des gens de l’époque et dans une certaine mesure selon nos connaissances, il y a quelque chose de possible là-dedans. Si on compte de plus que la population de Caffa devait être bien affaiblie par la durée du siège, le déclenchement d’une épidémie virulente devenait un peu plus possible.

    #170033
    Liverbird
    • Éplucheur avec un Économe
    • Posts : 44

    Donc contaminer l’air d’une ville en y introduisant des cadavres n’est pas si absurde dans la logique de l’époque

    Exact, ne serait-ce que pour l’effet psychologique.

    Par contre j’ignore dans quelle mesure le bacille peut passer d’un cadavre à un vivant, le cadavre par définition n’est plus censé émettre d’aérosols

    Bin voilà : pas d’aérosols, pas de contamination.

    Les puces vectrices de la peste se réfugient dans les vêtements et les tissus du cadavre : les cadavres sont-ils forcément entièrement nus quand on les balance par-dessus la muraille ?

    J’imagine que non, ils doivent être encore habillés, mais les puces ont quitté le cadavre à la recherche d’un autre hôte, ce qui ne manque pas dans le camp mongol. Elles se réfugient dans les balles de tissu en mode attente de jours meilleurs lorsqu’il n’y a plus de chair fraîche, ou plutôt chaude, à proximité.

    il y a quelque chose de possible là-dedans

    En effet, mais il est toujours présenté comme un fait avéré, ce qu’il n’est pas. Et même si les Mongols ont balancé leurs cadavres, ce n’est pas comme ça que la peste s’est répandue parmi les Génois, puisque cela ne colle pas avec nos connaissance épidémiologiques.

    C’est d’ailleurs le plus intéressant dans cette histoire, c’est comment elle est devenue LA vérité, répétée urbi et orbi alors qu’il faudrait être beaucoup plus prudent. Comme c’est une anecdote finalement assez peu importante, pratiquement plus personne n’y prête attention et on la trouve sous la plume de quelques auteurs extrêmement sérieux et savants sur le sujet, comme une figure imposée, une entrée en matière.

    Et puis l’épisode est tellement accrocheur, qu’il en est convaincant ! Je me souviens très bien du dessin d’un cadavre projeté par dessus les murailles de Caffa, dans L’histoire de France en bande dessinée chez Larousse : c’est un des plus marquants de toute la série !

    • Cette réponse a été modifiée le il y a 1 année et 9 mois par Liverbird.
    #170038
    Babar des Bois
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    Je pense aussi que cet épisode est une des inspirations de Martin pour les cadavres lancés au dessus de Meereen (une parmi d’autres en effet, les exemples donnés par Pandémie peuvent aussi être connus de GRRM, ils se déroulent pendant les périodes sur lesquelles il a lu). Quand on a fait des recherches pour notre livre avec @DNDM, on avait épluché l’une des sources revendiquées par Martin à la sortie de AGOT, un livre de l’historienne américaine Barbara W. Tuchman : Distant Mirror : The Calamitous 14th Century (1978). L’autrice parle de Caffa, ne décrit certes pas l’évènement et les détails, mais évoque la cité comme étant l’origine de la peste qui s’est ensuite répandue en Europe. L’épisode est toutefois suffisamment célèbre (comme tu le rappelles bien) pour que Martin en ait entendu parler, d’autant plus qu’il rentre totalement dans le type d’anecdote qu’il aime (avec un fort potentiel narratif et pittoresque agrémenté d’un petit côté glauque).

    On est en tous les cas dans un bel exemple ici d’un renouvellement historiographique : l’évènement a longtemps été admis comme un fait historique, mais les recherches et réévaluations plus récentes font que désormais les historiens proposent un autre récit, qui se veut plus solide et étayé par des sources et arguments. Je ne sais pas vraiment de quand date ce renouvellement, mais dans le Que Sais-Je sur la peste édition 2018, ils remettent en cause l’épisode comme P. Boucheron le fait (merci pour le lien au passage). Très possible qu’à l’époque où GRRM s’est renseigné et a lu sur la question, ce n’était pas remis en question comme aujourd’hui.
    On retrouve le même genre de chose avec le droit de cuissage par exemple, bien présent chez Martin, mais qu’on sait ne pas avoir vraiment existé. Le droit de cuissage a longtemps été vu comme une pratique du Moyen Âge (un âge sombre et sale, toussa), mais les recherches de la fin des années 90 ont montré que nope. Mais le temps que ces recherches là arrivent dans la littérature de vulgarisation, celle que lit Martin, c’est trop tard pour les romans, écrits eux au début/milieu 90.

    #hihihi
    Co-autrice : "Les Mystères du Trône de Fer II - La clarté de l'histoire, la brume des légendes" (inspirations historiques de George R.R. Martin)
    Première Prêtresse de Saint Maekar le Grand (© Chat Noir)

    #170056
    Liverbird
    • Éplucheur avec un Économe
    • Posts : 44

    Je ne sais pas vraiment de quand date ce renouvellement, mais dans le Que Sais-Je sur la peste édition 2018, ils remettent en cause l’épisode comme P. Boucheron le fait

    Dans la somme de Benedictow, qui date du début des années 2000, l’épisode est déjà remis en question. Mais ne sais pas de quand cela date.

    On retrouve le même genre de chose avec le droit de cuissage par exemple, bien présent chez Martin, mais qu’on sait ne pas avoir vraiment existé. Le droit de cuissage a longtemps été vu comme une pratique du Moyen Âge (un âge sombre et sale, toussa), mais les recherches de la fin des années 90 ont montré que nope.

    Bon exemple en effet.

    Très possible qu’à l’époque où GRRM s’est renseigné et a lu sur la question, ce n’était pas remis en question comme aujourd’hui.

    et

    Mais le temps que ces recherches là arrivent dans la littérature de vulgarisation, celle que lit Martin, c’est trop tard pour les romans, écrits eux au début/milieu 90.

    De toutes façons, ce n’est pas grave, vu que c’est de la fantasy et que ça sert une bonne histoire (je crois que nous sommes tous à peu près d’accord là-dessus) 🙂

     

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