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Entretien avec… Samantha Shannon

Entretien avec… Samantha Shannon

Lors des Imaginales 2021, la Garde de Nuit a eu la chance de rencontrer des acteurs et actrices de la fantasy et de l’imaginaire. Nous avons ainsi pu leur poser quelques questions concernant leur perception de l’œuvre de George R. R. Martin et son impact sur le monde de l’écriture. Dans les semaines qui viennent, nous vous proposerons donc une retranscription de leurs propos passionnants et leurs perspectives uniques sur les écrits du Trône de Fer et sur la série qui en est dérivée.

Pour lancer cette série d’articles, partons à l’étranger ! Nous avons eu la chance de discuter avec l’autrice britannique Samantha Shannon. Son roman Le Prieuré de l’Oranger (De Saxus, 2019, également disponible en poche chez J’ai Lu) a bénéficié d’un important succès critique et public, et lui a valu une nomination au Prix Imaginales 2020.

For English version, click here.

GDN : Quelle est votre relation à Game of Thrones, au Trône de Fer et à l’œuvre de George R. R. Martin en général ?

Samantha Shannon

En fait, je n’ai lu que le premier tome de la saga, et j’ai entendu parler de l’œuvre de Martin par la série. En revanche, j’ai regardé toute la série. Je ne pense pas l’avoir vue à ses débuts, mais quelqu’un me l’a recommandée assez rapidement. J’ai commencé à la regarder à peu près au début de la saison 2. Et j’ai adoré, j’étais vraiment fascinée par cette série. Je pense, en me basant uniquement sur le premier livre (comme je l’ai dit, je n’ai pas lu les autres), que c’est vraiment magistralement écrit, avec une intrigue très serrée. J’admire Martin en tant que créateur d’univers, parce qu’il bâtit des mondes très vastes mais les livre d’une manière très compréhensible. En matière d’écriture fantastique, quel que soit le genre, lorsque vous construisez un univers, le grand défi est de le transmettre au lecteur, car vous allez soit le troubler, soit le submerger. Et le premier livre construit lentement votre compréhension de ce qui se passe. Donc oui, je suis une grande fan de Martin.

Je l’ai d’ailleurs rencontré à Adélaïde en Australie, il y a quelques années, lors de la convention Supernova. Je ne me souviens pas de grand-chose car j’avais la tête dans le brouillard. Il y avait aussi des membres du casting de Game of Thrones, et j’étais un peu dépassée. J’avais 21 ou 22 ans, j’étais absolument terrifiée. Mais je me souviens qu’il était très gentil et qu’il y avait une très grande file d’attente pour les dédicaces.

GDN : Comme la vôtre ici !

Oh… beaucoup plus longue *rires*.

C’était très drôle parce que nous autres, nous étions pour la plupart débutants. Nos files étaient modestes tandis que celle de George allait jusqu’à la porte, puis autour du bâtiment… Il y avait des cosplays. C’était merveilleux à voir.

GDN : Votre livre est un renouvellement dans le monde de la fantasy en termes de personnages féminins et de leur importance dans le récit. Nous nous demandions si vous vouliez délibérément couper avec l’ancien monde de la fantasy, et par exemple avec l’approche de Martin ?

Je respecte le travail des gens qui sont venus avant. Dans mon travail, il y a une approche légèrement différente de celle de Martin en ce qui concerne la façon dont je parle des femmes. Car certains auteurs montrent des mondes misogynes ainsi que des femmes qui surmontent cette mysoginie. Comme Daenerys, par exemple, qui est constamment sous-estimée, ou Cersei, qui l’est très souvent. Et je crois que la façon dont Martin et d’autres auteurs s’y prennent est de montrer la force de toutes ces femmes en leur donnant des défis de ce genre. Dans mon cas, je ne voulais pas qu’il y ait de misogynie ou de sexisme du tout. Ainsi, les femmes peuvent simplement exister et faire des choses, et il n’y a pas de gens qui disent constamment « oh, elle ne peut pas faire ça parce qu’elle est une femme ».

Il s’agit donc simplement de deux démarches différentes et je pense que, surtout lorsque les auteurs s’inspirent de l’histoire, ils choisissent souvent la voie d’un monde sexiste, où l’on peut voir des choses comme l’homophobie par exemple, en utilisant les anciennes règles. Je respecte ce qu’il (Martin) a choisi, je fais simplement quelque chose d’un peu différent dans mon coin.

Ce qui est intéressant, c’est que je m’inspire toujours de l’histoire. Les gens parlent beaucoup de la relation entre la fantasy et l’histoire et certains auteurs s’en tiennent à l’exactitude historique en ce qui concerne des choses comme le sexisme. Mais moi, je ne me sentais pas obligée de le faire parce que ce n’est pas de l’histoire. Ce n’est pas un roman historique, c’est un roman de fantasy. Si je parle d’un dragon, je peux certainement me débarrasser du sexisme. J’aime lire des histoires comme celle de Daenerys, où les femmes surmontent le sexisme et détruisent les hommes qui les sous-estiment en permanence. Il y a quelque chose d’émancipateur là-dedans. Mais ça peut devenir un peu fatigant de lire la même chose encore et encore, quand chaque fois que vous ouvrez un livre, vous vous dites « oh, un autre monde où les femmes sont opprimées ». Parfois, j’ai juste envie de lire des histoires de femmes qui ne sont pas opprimées dans la fantasy, qui sont simplement respectées pour ce qu’elles sont.

Quand j’avais environ 13 ans j’ai lu Sabriel, de l’Australien Garth Nix. C’était la première fois que je voyais une femme dans la fantasy qui était simplement respectée, où personne ne faisait de commentaires sur sa féminité. Et c’est la fantasy que je préfère écrire personnellement.

GDN : Votre livre reprend également des tropes évidents de la fantasy, comme les oppositions entre l’est et l’ouest ou la notion d’élu, mais vous jouez en quelque sorte avec ça ?

Le Prieuré de l’Oranger, par Samantha Shannon (De Saxus, 2019 – version française)

Oui, je voulais écrire une fantasy épique classique mais je souhaitais seulement qu’elle soit centrée sur les femmes et sur une femme queer en particulier.

Comme je l’ai dit, quand j’étais jeune, je voyais souvent ce genre de romans de fantasy sur des hommes, et ils étaient plutôt hétéro. Et je voulais simplement que ces livres me ressemblent davantage. C’était donc intentionnel. C’était le genre de textes que je voulais lire quand j’étais petite.

Parce que quand j’étais petite, je faisais une fixation sur les femmes dans ces histoires. Comme Le Seigneur des Anneaux : j’adorais Arwen, c’était mon personnage préféré, et avant Arwen, je n’avais pas vraiment vu une femme faire quelque chose comme elle le fait dans les films. Comme lorsqu’elle affronte le Nazgûl, c’est incroyable à voir. Je faisais toujours une fixation sur les personnages féminins, mais ils n’étaient jamais au centre du récit. C’était systématiquement des personnages secondaires. Je voulais donc écrire le livre qui m’aurait rendu heureuse quand j’étais enfant, où ce sont les femmes qui font les trucs cool, qui tuent le dragon, qui prennent le pouvoir. Et avec différentes façons de prendre le pouvoir. Certaines sont plus puissantes politiquement, d’autres peuvent utiliser une épée… Il y a beaucoup de types différents de femmes.

GDN : Votre livre est vendu comme young adult en France. Comme vous l’avez dit, c’est le genre de livre que vous auriez voulu lire quand vous étiez enfant, mais vous avez aussi dit que c’est un livre pour adultes. Qu’est-ce que cela fait d’être considéré comme un auteur de livres pour jeunes – ce que vous n’êtes pas ?

C’est intéressant parce que mes livres sont publiés comme young adult ou adulte selon les différents pays. L’Espagne a publié Le Prieuré de l’oranger en tant que young adult par exemple. Il me semble que le Brésil aussi. Normalement, je laisse l’éditeur du pays choisir ce qu’il pense être le mieux pour mon roman, car contrairement à lui, je ne connais pas le public sur place. Mais quand j’ai parlé à mon éditeur français, il m’a dit « Vous savez, nous allons le publier tel que vous l’avez écrit », c’est-à-dire comme un livre pour adultes [ensuite, les distributeurs l’ont néanmoins distribué en temps que young adult].

Pour être honnête, je ne pensais pas que la publication d’un livre dont aucun personnage n’appartient à la tranche d’âge des young adult entraînerait ces questions. Officiellement en Amérique, les young adult ciblent un public de 12 à 18 ans et les personnages ont le même âge tandis que ceux du Prieuré ont 19, 26, 30 et 64 ans, donc bien loin de la tranche d’âge préconisée. J’ai été assez surprise quand les gens l’ont classé dans les rayons young adult.

Je ne pense pas que ce soit vraiment important, j’adore les young adult, j’en lis moi-même beaucoup. C’est plutôt que je ne veux pas que l’on s’attende à ce qu’il ait été écrit pour des adolescents. C’est d’autant plus problématique que le young adult est généralement considéré comme une sous-catégorie de la fiction pour enfants. Ça ne me dérange pas que mon livre soit classé en « fiction pour adolescents », mais qu’il soit mis sous l’étiquette « fiction pour enfants » est un peu différent, parce qu’il n’a pas été écrit pour eux. C’est violent et un peu sexy. Donc je ne veux pas que les gens le prennent pour leur enfant ! C’est mon principal problème avec ce classement. Si c’était une catégorie à part entière, je serais d’accord, mais ça me gêne quand on le classe comme fiction pour enfants. Ce n’est pas pour cela que je l’ai écrit. Il convient pas à ce public.

Et c’est intéressant avec Martin parce que les enfants dans Game of Thrones sont pour la plupart assez jeunes, Daenerys a environ 13 ans au début du premier livre, et les enfants Stark sont tous assez jeunes. Mais je ne l’ai jamais vraiment vu être classé dans la catégorie young adult, ce qui est intéressant. Il y a une discussion sur les auteurs féminins qui sont souvent classées dans les rayons young adul, beaucoup plus que les auteurs masculins. C’est un phénomène vraiment étrange. Je ne peux pas vraiment l’expliquer pour être honnête. C’est juste l’idée que peut-être les femmes ne peuvent pas écrire aussi sérieusement que les hommes.

GDN : C’est peut-être aussi une question de violence. Parce que peut-être que la fantasy adulte telle qu’on la voit est très violente, et les livres écrits par des femmes sont peut-être plus modernes, avec un autre type de violence. Des différences dans l’approche.

Les livres de Martin sont ce que j’appellerais de la grimdark fantasy. Alors que je n’ai pas essayé d’écrire un roman de ce genre avec le Prieuré. Souvent, la grimdark a tendance à mettre en scène des mondes qui sont plus misogynes. Mais le Prieuré ne se déroule pas dans un monde sexiste, donc on ne le qualifie pas vraiment de grimdark. C’est un sujet intéressant, et je n’ai pas vraiment de réponse à ce sujet. Ce ne sont que des observations.

GDN : En France, sur la couverture, votre livre est vendu comme un nouveau Game of Thrones. Que ressentez-vous à ce sujet ?

C’est très flatteur. C’est évidemment charmant.

Mieux vaut ne pas prendre trop au sérieux ce genre de comparaisons : c’est juste un moyen très simple de vendre un livre à un public qui va probablement l’aimer. Game of Thrones est la plus grande œuvre de fantasy du moment, et surtout, elle contient des dragons. Il est donc très facile de dire « Le Prieuré de l’Oranger est une version « féministe » de Game of Thrones ou autre. On pourrait dire que c’est paresseux à certains égards. C’est une comparaison très superficielle. Je pense vraiment que les deux livres sont très différents. Mais c’est juste un moyen facile de dire « Ah vous avez aimé Game of Thrones, peut-être que vous aimerez aussi ces dragons ». Et quand j’ai eu mon premier contrat d’édition – c’était en 2012 pour mon premier livre The Bone Season – j’ai passé toute la première année de ma carrière à être appelée la prochaine J.K. Rowling avant même que quiconque ait lu mon livre. La pression était ridicule. Rowling est une vraie milliardaire et, bien sûr, je n’allais pas vendre autant d’exemplaires. C’était vraiment une comparaison très superficielle : deux femmes britanniques écrivent de la fantasy et c’est tout. Je ne pense pas du tout que le livre soit similaire à Harry Potter. Je suis donc très consciente de ces comparaisons. Je dis toujours aux gens : ne les prenez pas trop au sérieux, c’est juste un moyen très facile de commercialiser un livre.

GDN : Diriez-vous tout de même qu’il y a des similitudes avec Le Trône de Fer (A Song of Ice and Fire en VO pour la question) ?

Oh oui, bien sûr : les dragons.

Je pense aussi qu’avec cette sorte de conflit binaire entre la Glace et le Feu, je fais une chose similaire avec le feu et l’eau comme deux types de magie différents. Et oui, évidemment les dragons ! Mes dragons parlent. Les siens ne parlent pas. Mais j’adore les dragons qui parlent !

Et puis, évidemment, l’univers et sa conception, avec beaucoup de pays différents. Nous nous inspirons tous deux beaucoup de l’histoire. Je m’inspire d’une période un peu plus tardive : j’ai l’impression que Game of Thrones est plus proche de la période médiévale, alors que je m’inspirais davantage des XVIe et XVIIe siècles. Mais nous accordons tous deux beaucoup d’attention à l’histoire. Martin fait beaucoup de recherches pour ses livres. Et moi aussi. J’adore l’histoire. Mais je n’en étais pas encore au point de vouloir écrire un roman historique. La quantité de recherches à effectuer est époustouflante, surtout si l’on écrit sur plusieurs pays. Il faudrait faire des années de recherche !

J’ai donc voulu inclure mon amour de l’histoire dans un roman fantastique. J’ai décidé d’écrire sur des événements historiques, mais en imaginant « Comment seraient-ils dans ce monde ? », « Comment les choses se seraient-elles passées différemment dans un monde fantastique secondaire ? ». J’ai donc fait beaucoup de recherches. Mais c’était aussi agréable de ne pas avoir à coller exactement aux événements, c’était agréable de jouer avec les morceaux d’histoire que j’aimais, mais de laisser de côté ceux que je n’aimais pas.

GDN : Et dans votre livre, un des points principaux est la différence entre ce qui se passe et ce que l’histoire nous dit de ce qu’il s’est passé.

Oui, tout à fait. Le pouvoir de la narration et le fait qu’une histoire mal racontée peut changer le cours de l’histoire. En fait, je m’intéressais aux conflits religieux. Parce que j’avais supprimé beaucoup de choses comme le sexisme et l’homophobie, la principale source de conflit dans les livres est le conflit religieux. J’étais donc très intéressée par ce sujet. Et je pense que Martin le traite aussi. Il intègre beaucoup de mythologie antique dans Game of Thrones, et il s’en fait clairement l’écho dans le contexte des livres.

C’est ce que j’ai essayé de faire. Cela permet de raconter un univers de fantasy riche, contraire de ceux qui ne sont construit qu’autour d’un personnage et de son histoire. Dans ceux-là, on n’a pas la sensation que le monde existe vraiment au-delà du parcours des protagonistes. Alors qu’avec l’univers de Martin, vous pouvez vraiment vous dire que des personnages ont existé avant. Il y a 10 000 ans d’histoire et on n’a pas l’impression qu’elle a été montée pour la trame que l’on suit. Cette histoire n’en est qu’une parmi tant d’autres. En tant que créateur de monde, c’est vraiment admirable.

GDN : Avez-vous des projets d’adaptation de vos livres en séries télévisées ou en films ?

J’en serais ravie. Je ne peux rien dire à propos du Prieuré, car nous avons fait un tout petit pas vers son adaptation. Mais à ce stade c’est si précoce que je ne peux rien dévoiler. Rien n’est gravé dans le marbre. Mon autre saga, The Bone season, est en cours de développement pour la télévision. Encore une fois, ce n’est pas garanti, c’est toujours un peu fragile jusqu’à ce qu’il y ait une approbation. Cependant je travaille avec un producteur et nous avons également un scénariste avec qui je travaille, donc c’est excitant. Avec un peu de chance, cela va se concrétiser dans les deux cas !

GDN : Comment est-ce d’écrire avec un scénariste ? Est-ce différent d’écrire des scénarios, est-ce difficile pour vous ?

J’ai effectivement essayé d’écrire un scénario pour The Bone Season et c’était une expérience intéressante : c’est une forme d’écriture très différente. J’ai plutôt apprécié parce que j’aime les dialogues, et évidemment les scénarios sont essentiellement des dialogues avec des bouts de description. Mais c’est assez difficile de ne pas pouvoir décrire les choses, surtout les monologues internes des personnages. Par ailleurs, quand j’écris un roman, je peux sentir si la prose que je viens d’écrire est bonne ou si je dois la retravailler. Avec un scénario, je ne sais pas si c’est bon ou mauvais. Je n’en ai littéralement aucune idée. Je n’ai pas l’impression d’avoir la formation nécessaire pour comprendre si ce que j’écris est valable. Je suis donc toujours un peu nerveuse avec cet exercice. J’ai emmené mon scénario à Hollywood, nous en avons parlé à des gens du studio, et j’ai reçu des éloges à son sujet. Mais je ne me sentais pas à l’aise pour l’écrire, car je suis trop proche de l’histoire et je ne sais pas si je suis la bonne personne pour l’adapter. Je ne suis pas experte de ce qui fonctionne à la télévision. Je pense qu’il est préférable de confier l’adaptation à un vrai scénariste. Mon premier scénario ne doit pas être mon propre livre. Avant d’essayer de le faire, il faudrait que je sois plus compétente. C’est définitivement un type d’écriture différent. Je me suis amusée, mais je suis aussi contente de l’avoir donné à quelqu’un d’autre maintenant !

GDN : Vous êtes donc différente de Martin à cet égard : il a écrit un scénario par saison jusqu’à la saison 4 de Game of Thrones (inclue).

Il a beaucoup plus d’expérience de la télévision que moi ! Je l’admire beaucoup pour avoir su adapter sa propre œuvre.

GDN : Peut-être que dans son cas, renoncer à ses personnages est aussi difficile.

Un peu. Pour moi, c’est un plaisir de vendre son œuvre à la télévision. Ma propre version de l’histoire, c’est le livre. C’est celle que je voulais écrire, celle dans ma tête. Alors qu’à la télévision, j’aime bien que ce soit la version de l’équipe qui travaille autour du livre. On y travaille tous ensemble. Et je veux entendre les autres sur des choses comme « Que pensez-vous que le personnage ferait dans cette situation ? ». Évidemment, il y a des choses sur lesquelles je mettrais des limites pour rester à l’aise. Genre si ceci ou cela devait arriver. Mais j’aime vraiment l’idée de travailler avec une équipe. D’ailleurs on peut noter qu’avec le scénariste qui travaillait sur The Bone Season, j’ai donné mon avis et la dernière chose que j’ai dite, c’est « Tu n’es pas obligé de coller aussi étroitement au livre ! Sois libre ! » Le livre fonctionne comme un livre, et la télé est un média très différent. Parfois, il faut changer des choses pour que ça fonctionne.

Je suis fascinée par ce que Martin doit ressentir à propos de l’ensemble du projet télévisé de Game of Thrones. La série a pris de l’avance sur ses livres. Je ne peux même pas imaginer ce que ça doit être, ça doit être tellement étrange.

GDN : Je suppose que c’est très stressant pour lui.

Oui, j’imagine !

A propos de la fin, j’ai bien quelques pensées à ce sujet… je ne les exprimerai pas. Je veux dire… J’ai vraiment aimé la série dans son ensemble. Je pense que c’était un morceau de télévision vraiment fantastique. Certains des dialogues étaient tout simplement extraordinaires. Par exemple, la conversation entre Jaime et Brienne dans le bain : l’intensité de cette conversation était tout simplement incroyable ! Ou les dialogues de Tywin Lannister : une écriture vraiment brillante ! Je pense que la série était au plus fort quand elle collait de près aux livres, parce qu’une grande partie des dialogues en étaient clairement tirée – je n’ai pas lu tous les livres, mais c’était évident. J’ai l’impression qu’à partir du moment où elle n’a plus suivi les livres, elle a commencé à être un peu bancale. Je préfère définitivement les premières saisons.

GDN : Avez-vous un personnage préféré ?

C’est difficile parce que j’aime beaucoup d’entre eux pour différentes raisons.

Je suis tenté de dire Daenerys, parce que bon, il y a des dragons ^^ Et j’aime certains aspects de son parcours global. Elle est incroyablement brisée et impuissante au début et elle s’élève pour devenir très puissante. Cependant je n’ai pas du tout aimé sa fin.

Donc je ne suis pas sûre. Il y a tellement de personnages géniaux dans Game of Thrones et j’en aime tellement pour différentes raisons. Par exemple : j’adore le Limier. Je pense qu’il est probablement l’un de mes préférés. J’aime tout de lui, et j’adore cette scène de poulet complètement hilarante. C’est honnêtement l’une des choses les plus drôles que j’ai jamais vues, c’était fou.

Mais sur la totalité de la série, si je devais vraiment choisir, ce serait Tyrion mon personnage favori. Je l’aime tout simplement en tant que personnage. Je comprends qu’il est très différent dans les livres, ce qui est intéressant. Mais je l’ai beaucoup aimé dans le premier livre. Je pense qu’il est vraiment empathique. J’aime qu’il ne soit pas parfait, mais c’était lui que je voyais sur le trône de fer. J’ai vraiment été très contrariée par l’issue de cette histoire ! Mais au moins Tyrion est en vie, c’est tout ce que je peux demander. J’avais vraiment peur qu’il soit tué. Alors je me suis dit « OK, je vais accepter le fait que Tyrion soit en vie et en être satisfaite. Je dois être en paix avec ça. »

GDN : Pour revenir à votre propre œuvre. Comment considérez-vous les traductions de vos livres ? Les suivez-vous de près ? Comment cela se passe-t-il ?

C’est difficile pour moi de savoir, parce que je ne parle pas français. Je dois donc faire confiance à d’autres personnes. La traduction une chose étrange, parce que vous ne savez pas ce que les gens vont faire de votre livre. Vous devez avoir confiance en votre éditeur pour savoir qu’il tient la bonne personne. Et c’est intéressant parce que parfois le traducteur ne vous contacte pas du tout. D’autres ont un contact très étroit avec moi. De mon côté, je suppose qu’ils vont avoir besoin d’une contribution de ma part car mes livres sont assez bizarres et compliqués, et le langage que j’utilise est souvent un peu étrange. J’utilise un langage démodé par exemple comme de l’argot victorien dans mon roman The Bone Season. Ma traductrice tchèque a trouvé un argot tchèque démodé, qu’elle utilise à la place, ce que j’ai trouvé très chouette, car il est évident que cela conviendrait beaucoup mieux à son public que l’argot victorien. Mais il y a aussi des traductions qui atterrissent devant moi et je me dis : « Oh, d’accord, je ne savais même pas que le texte était déjà traduit ». Je préfère quand le traducteur me pose des questions sur mon livre. Je lui fais comprendre que je suis disponible pour parler avec lui s’il le souhaite. Mon traducteur français était d’ailleurs en contact étroit avec moi. Nous avons une très longue histoire, lui et moi. The Bone Season a été publié à l’origine en France en 2013, et le livre a coulé, personne ne l’a vraiment lu. Il n’a pas été réellement commercialisé. Mon nouvel éditeur a relancé toute ma backlist en français et avec le même traducteur. Alors je me suis dit « Oh salut, c’est encore toi ! ». Et c’est génial. En particulier parce que l’un des livres se déroule en France et que nous avons eu cette discussion intéressante sur ce que je faisais du français dans le livre. Du coup, j’ai dû faire quelques changements en me basant sur la construction de mon monde. Par exemple, j’ai dû réfléchir au caractère généreux de la langue, car le monde ne s’y prêtait pas. Nous avons donc dû discuter de la manière dont cela allait fonctionner en anglais, puis en français.

Donc j’aime être en contact avec les traducteurs. Je ne veux pas leur souffler dans le cou, je ne veux pas leur dire « Oh vous devriez faire ça comme ça ». Je ne connais pas la langue, je ne connais pas le pays. Il pourrait y avoir une liste entière de choses que je ne comprends pas. Mais je suis à leur disposition s’ils veulent me parler. Et c’est toujours agréable de pouvoir les rencontrer et de discuter avec eux. Ils font un travail brillant, et je pense qu’ils devraient être davantage rémunérés.

GDN : C’est drôle ce que vous dites parce que Martin n’a en fait aucun contact avec ses traducteurs.

C’est intéressant qu’ils n’aient jamais eu la possibilité de lui demander quelque chose ! J’ai l’impression qu’il y a des éléments de son travail qui auraient besoin d’un contexte pour la traduction. Par exemple le mot Dracarys : j’ai l’impression que c’est basé sur le mot latin Draco. Ce serait facile à traduire, mais peut-être pas. C’est intéressant qu’il n’ait pas de contacts avec les traducteurs. Pour Le Prieuré de l’oranger par exemple, il y a eu un cas intéressant où j’ai écrit une chanson en vieil anglais et où les traducteurs ont dû me contacter pour me demander ce que cela signifiait. Du coup certains d’entre eux l’ont écrite dans une ancienne version de leur langue. Je pense que la traduction française utilise un vieux français. Je trouve donc intéressant de leur parler. Mais je comprends aussi que Martin leur donne tout simplement le texte et leur fasse confiance. Il faut juste espérer avoir un bon traducteur. C’est intéressant parce qu’évidemment, on veut que ça sonne naturel dans la langue que l’on utilise, mais en général, ça semble assez guindé. C’est un mélange de fidélité et d’utilisation de sa propre créativité, donc je comprends que ça puisse être controversé. Mais je n’ai pas beaucoup de retours à ce sujet. Je suppose que comme je ne parle pas la langue, les gens se plaignent directement à l’éditeur si c’est le cas.

GDN : Vous êtes britannique, donc vous êtes en mesure d’écrire pour un énorme public de personnes anglophones. Mais est-il difficile de travailler dans un monde de l’édition dominé par les Américains ?

Évidemment, j’ai de la chance d’être dans la sphère anglophone. Je peux écrire dans ma langue maternelle et de nombreuses personnes pourront me lire, qu’il soit traduit ou non. C’est un privilège. Mais en effet, je dirais que le secteur de l’édition est toujours dominé par les Américains.Regardez la liste des best-sellers du New York Times : on n’y voit pas souvent d’auteurs britanniques, ce qui est assez intéressant parce que c’est dans la même langue et qu’ils sont souvent publiés là-bas. C’est probablement plus facile pour les Américains. Ils peuvent aller en festival ou en librairie plus facilement. Ou alors c’est simplement ce sentiment de connexion à travers l’Amérique. Mais je ne vais certainement pas dire qu’il est terriblement difficile d’être britannique ! Je peux atteindre un public international assez facilement même si je suis très reconnaissante à mes traducteurs. C’est incroyable de savoir que vos mots atteignent des gens que vous ne pourriez jamais lire vous-même. Être en France maintenant, c’est comme un rêve qui se réalise : c’est merveilleux. J’adore la France. C’est incroyable de pouvoir venir ici et de savoir que les gens peuvent lire mes livres dans leur langue maternelle, ou en anglais. C’est une chose merveilleuse.

Mais oui, globalement, je dirais que l’Amérique a une certaine hégémonie sur le monde de l’édition. Cela dépend du genre. J’ai l’impression que la catégorie young adult est particulièrement dominée par les Américains. Ça décolle dans d’autres endroits comme en Grande-Bretagne. Mais souvent, les éditeurs britanniques, lorsqu’ils publient du young adult, font la promotion d’auteurs américain plutôt que britanniques. Je suppose que c’est parce qu’ils savent qu’ils sont déjà célèbres et bien connus, et c’est plus facile de pousser ce qui se vend déjà. Mais l’Amérique a plus de festivals de young adult et beaucoup plus ‘ouvrages publiés dans cette catégorie. Ils ont aussi un plus gros budget marketing. Tout est toujours « plus » en Amérique.

GDN : On a un peu la même chose en France avec les livres écrits en anglais qui sont plus poussés par les éditeurs que ceux des auteurs français.

J’imagine que ce doit être vraiment frustrant. J’ai rencontré quelques auteurs français, et leurs livres ont l’air incroyables, mais ils ne sont pas traduits en anglais, donc je ne peux pas les lire. C’est tellement énervant !

GDN : Prévoyez-vous de lire les prochains livres du Trône de Fer ?

Oui ! Je reconnais l’ironie de mes propos car j’écris des livres très longs, mais le Trône de fer, c’est un peu long. Et en ce moment mon cerveau ne digère que des livres courts. Surtout depuis le début de la pandémie. Au début, je n’arrivais plus à lire de livres en version numérique. Ensuite, j’ai eu besoin de lire des livres courts. Il se passe tellement de choses dans le monde qu’il est difficile de se concentrer. J’aimerais revenir aux gros livres. J’aimerais vraiment lire le prochain (A Clash of Kings, intégrale 2, ndlr) parce que j’ai entendu dire que c’était un très bon épisode. Et Tyrion me manque ! Je sais qu’il est plus complexe et moralement gris, donc je suis intéressée de voir le Tyrion du livre par rapport au Tyrion de la série.

GDN : Quelles sont vos autres influences ? Vous nous avez parlé de Sabriel.

Oui, Sabriel de Gath Nix. En gros, comme je l’ai dit, il a revigoré mon intérêt pour la fantasy quand j’étais enfant.

Qui d’autre ? Margaret Atwood a été une grande influence. Pas tant pour Le Prieuré de l’oranger que pour mes livres en général. Parce que je ne connaissais pas vraiment le féminisme avant Margaret Atwood. J’ai lu La Servante écarlate quand j’avais environ 18 ans et cela m’a beaucoup influencé.

Tolkien aussi, surtout en termes de langue. Mais j’étais très intimidée. D’ailleurs, le Guardian m’a demandé de faire un compte rendu d’une exposition sur Tolkien, et j’y suis allée. Il a étudié comment toutes les différentes langues se sont développées. Et c’était vraiment intimidant parce que je joue un peu avec les langues anciennes pour créer des noms de personnages, et je me trouvais plutôt cool, et puis j’ai regardé Tolkien. Il inventait des langues à l’âge de 15 ans ! C’est intimidant mais inspirant. Donc, en termes de linguistique, il est aussi l’une de mes grandes influences.

Il y en a d’autres que j’adore complètement. J’aime beaucoup le travail de N. K. Jemisin. La cinquième saison est l’un des meilleurs romans fantastiques que j’aie jamais lus. Je n’ai même pas encore envie de lire les suites, car j’ai peur de le terminer. C’est aussi ce que j’ai ressenti à propos de l’étrange The Dreamer de Lany Taylor. Je n’avais tout simplement pas envie de terminer cette duologie. Je me sens vraiment chanceuse d’être dans un âge d’or de la fantasy en ce moment. Et surtout en termes de diversité : il y a beaucoup plus de femmes écrivains, d’écrivains de couleur et d’auteurs homosexuels. C’est le bon moment pour écrire de la fantasy. C’est vraiment cool de travailler avec ces auteurs extraordinaires qui font des choses incroyables.

GdN : Merci pour l’échange et pour votre temps !

Propos recueillis par Malicia et Nymphadora. L’entretien a été mené en anglais, la traduction faite par nos soins

Le Prieuré de l’Oranger, par Samantha Shannon (De Saxus, 2019)

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