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Entretien avec… Fabien Cerutti

Entretien avec… Fabien Cerutti

Lors des Imaginales 2019, la Garde de Nuit a eu la chance de rencontrer des auteurs et autrices qui font l’actualité de la fantasy en France. Nous avons ainsi pu leur poser quelques questions concernant leur perception de l’œuvre de George R.R. Martin et son impact sur le monde de l’écriture fantasy. Dans les semaines qui viennent, nous vous proposerons donc une retranscription de leurs propos passionnants et leurs perspectives uniques sur les écrits du Trône de Fer et sur la série qui en est dérivée.

Aujourd’hui, c’est Fabien Cerutti qui passe à la question. Cet auteur français, amateur de jeux de rôle, BD, jeux vidéo et bien sûr fantasy, est notamment connu pour sa tétralogie du Bâtard de Kosigan (que nous vous avions d’ailleurs recommandée il y a quelques mois). Dans cette saga qui mêle histoire (il faut dire que l’auteur est agrégé d’histoire), uchronie, magie, chevalerie et intrigues, Fabien Cerutti met en scène le chevalier assassin Pierre Cordwain de Kosigan, qui dirige une compagnie de mercenaires d’élite triés sur le volet. Surnommé le « Bâtard », exilé et pourchassé par les siens, il met ses hommes, ses pouvoirs et son art de la manipulation au service des plus grandes maisons d’Europe. La saga de fantasy historique a remporté, entre autres, le prix Imaginales des lycéens en 2015 pour son premier tome, L’Ombre du pouvoir.

Garde de Nuit : Pensez-vous que George R.R. Martin a une influence sur ce qui est écrit en fantasy aujourd’hui ?

Fabien Cerutti : Bien sûr. Pour ma part, George R.R. Martin m’a beaucoup influencé dans la mesure où j’ai découvert sa saga alors que j’avais commencé à réaliser des scénarios pour le jeu de rôle informatique NeverwinterNights [NDLR : il en écrira 6, entre 2002 et 2007], avec ce fameux personnage du Bâtard de Kosigan, qui est celui de mes romans, pour héros.

C’est donc vers le troisième épisode que j’ai commencé à lire George R.R. Martin et son ton m’a tout de suite plu… Je pense qu’il apporte quelque chose de fort à la fantasy, en la reliant, plus clairement que beaucoup d’auteurs avant lui, à l’histoire ; il instille une atmosphère réaliste et historique à ses intrigues. On est bien d’accord que les combats, par exemple, ne correspondent pas à ce qui se faisait au Moyen-âge, etc… mais Martin amène ce goût médiéval, qui passe à la fois par le visuel, la politique, et même la religion. Il joue un rôle majeur, à mon sens, dans le rapprochement entre la fantasy anglo-saxonne traditionnelle et le mouvement de fantasy historique qui se développe depuis quelques années. Évidemment, il y a d’autres auteurs qui ont un rôle important dans cette histoire, par exemple Le lion de Macédoine de David Gemmell. On a eu à ce moment-là plusieurs auteurs qui ont fait ce pont, ce lien de plus en plus fort entre histoire et fantasy.

GdN : Vous avez donc lu le Trône de Fer, avez-vous également vu la série ? Que pensez-vous de l’adaptation ?

FC : En fait, je les ai lus jusqu’au tome 12, ce qui doit correspondre à l’intégrale 4. (*Glapissement de la Garde de Nuit : il faut lire l’intégrale 5, vous allez voir, elle est excellente !*)

J’ai également vu la série. Sur la question de l’adaptation, moi qui ai eu l’occasion de travailler avec un même héros en jeu vidéo, en BD (même si le projet n’avait pas abouti à l’époque), et maintenant en roman, je suis particulièrement indulgent. Les divergences, je ne les considère pas comme des trahisons, mais plutôt comme des enrichissements (dans le sens où elles donnent un autre point de vue sur l’œuvre). Beaucoup de fans crient au scandale quand ils voient le sort qui est parfois réservé à leur livre préféré, mais en réalité il faut considérer les choses sous un autre angle : chaque média a sa façon unique de raconter une histoire qui est vraiment différente des autres ; il est par conséquent obligatoire de s’adapter. Il y a des choses dont on va très peu parler dans une série alors qu’elles sont très développées dans les romans, car il y a une question de temps et de rythme à respecter. À l’inverse, certains éléments vont être exacerbés (voire exagérés) parce que visuellement ou scénaristiquement ils ont davantage d’impact. Ce n’est réellement pas la même manière de raconter les histoires, pas les mêmes nécessités, pas la même temporalité, et il faut toujours avoir ça en tête quand on « critique » le passage de l’un à l’autre. C’est un art difficile que la jonglerie !

GdN : Du coup, vous avez vu la fin de la série ?

FC : J’ai vu la fin et, comme toujours, je suis modéré dans mes jugements. J’ai parfois bien ri sur certaines choses qui n’étaient pas censées être risibles. Mais je reconnais que, pour moi, la fin de cette histoire en terme purement scénaristique me paraît très cohérente, intéressante. Ils auraient fait un épisode de plus, ils auraient été un peu plus subtils dans la manière d’amener les choses, ça aurait été une fin sans doute très bonne, voire excellente. Là on ne peut pas dire qu’elle le soit, mais elle a quand même de bonnes choses en elle. Il ne faut pas trop la jeter au rebut.

GdN : Le terme qui revient est « bâclé » plus que « mauvais ».

FC : Rien n’est plus délicat que de faire une fin. Le risque était, je suppose, de trop s’étendre. La bataille de Port-Réal était finie, gagnée. Fallait-il relancer la sauce dans une nouvelle tension avec Daenerys ou au contraire, jouer comme ils l’ont fait sur un registre plus humain, pas très haut en couleur, qui mène rapidement à la conclusion ? Leur choix est respectable, mais l’aspect tragédie sur lequel ils ont misé avait, à mon sens, besoin d’un épisode supplémentaire pour vraiment donner toute sa force à la tension dramatique qui, comme elle n’a pas eu le temps de monter efficacement, nous a frustrés. Mais c’est toujours facile à dire après. Quand on est celui qui construit, la décision ne va pas de soi.

GdN : Avez-vous travaillé personnellement à l’adaptation de votre personnage pour les trois types de média ?

FC : Oui. Je suis d’ailleurs en train de retravailler mon projet BD, et il y a certains personnages qui pourtant sont importants dans les romans que je ne vais pas pouvoir mettre, car dans ce format, ça ne convient pas : au niveau du rythme, ça ne serait pas bon. Changer une partie de l’âme de l’histoire quand on change de média est (heureusement ou malheureusement) incontournable. Parce qu’il est tout simplement impossible de raconter les choses de manière identique.

GdN : Concernant votre rapport à l’histoire : vous parlez de votre œuvre en la plaçant dans la lignée de la fantasy historique, avec des personnages qui ont vraiment existé. Comment faites-vous vos recherches, vous qui êtes aussi professeur d’histoire ?

FC : Mes personnages principaux au Moyen-âge ne sont pas des personnages historiques ayant réellement existé, donc j’ai totalement libre cours. Beaucoup d’entre eux sont dotés de pouvoirs anciens ou possèdent un lien avec le surnaturel et − c’est dans la logique de ma série − ils ont par conséquent été effacés de l’Histoire officielle. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas de véritables personnages historiques autour d’eux (les différents rois de France, d’Angleterre, duc de Bourgogne, empereur du Saint Empire, pape, etc), ni que je ne puisse pas m’appuyer de temps à autre sur de véritables événements; mais ils ne se trouvent pas au centre de l’intrigue.

Concernant mes recherches, pour le Moyen-âge, j’en fais relativement peu car j’ai eu d’excellent professeurs (hommage à madame Colette Beaune au passage !). Comme justement mon principe est que l’histoire a été déformée, que l’on en a volontairement enlevé ou modifié certains éléments, je bénéficie d’une grande latitude. On peut dire que je m’appuie sur mes connaissances d’ancien médiéviste, et là-dessus, je greffe l’histoire telle que je souhaite la construire, avec toutes les choses que je considère avoir été effacées.

En revanche, mes romans présentent (pour 15-30% selon les tomes) une seconde ligne temporelle au tournant du XIXème et du XXème siècle qui prend petit à petit de l’ampleur – elle forme une aventure complète qui s’étend sur les 4 tomes – et, de ce côté-là de l’histoire, oui, je suis forcé d’être précis historiquement si je veux retomber sur mes pieds en termes de cohérence. Tout ce que j’écris doit être le plus exact possible pour qu’à la fin, le lecteur, confronté à la résolution des mystères, ait un doute et se dise « Ce n’est pas impossible ! ». D’ailleurs, même mes amis qui sont professeurs d’histoire en université disent « Techniquement, de la manière dont tu le présentes, ce ne serait pas rigoureusement impossible que la magie ait existé, les dragons, etc… » Alors, bien sûr que NON ! Mais en théorie, les réponses finales données dans les romans ne sont pas irréalistes et peuvent s’insérer dans notre véritable histoire. Et ça, c’était un challenge et un travail énorme : il fallait vraiment creuser les détails pour que ça puisse être cohérent. Les personnages au XIXème sont, pour certains, historiens et ils vont, par exemple, éplucher le dit de Bretagne (les histoires d’Arthur, de Merlin et la Table Ronde) pour étudier de quelle manière les différents auteurs (des XIIème, XIIIème et XIVème siècles) ont fait évoluer les personnages. Et ils vont constater (et c’est tout à fait vrai et étonnant ^^) que dans les premiers écrits, la reine Guenièvre a du sang féerique dans les veines, mais que, curieusement, petit à petit, cela disparaît des récits, et l’on ne parle plus du tout de ses origines surnaturelles. Il y a quelques créatures légendaires aussi, au début, et puis de moins en moins. Merlin, qui a du sang de démon, finit sous terre enfermé pour l’éternité. Comme s’il y avait eu une volonté délibérée de dissimuler le contenu originel de ces histoires. C’est le symbole de la victoire de l’Église sur la magie rituelle et les croyances anciennes à cette période précise du Moyen-âge. Tous ces éléments et bien d’autres, il a fallu que je me penche en détail dessus, j’ai dû repérer les vides de notre Histoire officielle, les interpréter à ma sauce et leur donner le sens que je souhaitais, tout en apportant des réponses un peu excitantes à mon intrigue.

Parce que le plus difficile, une fois qu’on a fait les recherches, c’est de les intégrer de manière fluide et attrayante dans les romans. De même que Martin a incorporé de multiples éléments de l’Angleterre des XIIème-XIIIème siècles à sa propre construction, en y adossant une partie de la richesse de son œuvre. Il fallait que cela amène du plaisir. Car, évidemment, le plus important dans les histoires de fantasy historique, c’est l’héroïsme, les manipulations politiques, l’aspect grande aventure… Et ce qui compte le plus pour moi finalement, c’est le fait de produire une littérature agréable à lire, prenante et, si possible, enivrante.

GdN : Nous avons encore plus envie de lire votre bouquin maintenant !

FC : Il faut lire les quatre tomes en fait pour bien apprécier l’aspect manipulation de l’Histoire au XIXème siècle. On peut facilement accrocher à l’aspect médiéval, en revanche l’aspect XIXème se gagne au fur et à mesure. Dans le premier tome, il s’agit juste de la mise en place et forcément, ce n’est pas très fun. Justement, volontairement, je n’y consacre que quelques pages, à la fois pour ne pas couper trop longtemps la partie médiévale, mais aussi pour instiller simplement quelques idées et éléments sur cette trame d’« histoire parallèle ». Dans le tome 2, c’est plus intéressant normalement, le tome 3 devient vraiment prenant (du moins en théorie) et dans le tome 4, si tout va bien, on obtient la totalité des réponses et on est content de comprendre enfin ce qui s’est réellement passé pour que l’humanité perde la mémoire de la magie.

GdN : Vous faites également des jeux de rôle si j’ai bien compris.

FC : Un peu moins maintenant. La dernière fois, c’était il y a deux ans, on a fait une table avec Gabriel Katz pendant un an [NDLR : Gabriel Katz est un auteur de fantasy français connu notamment pour sa saga Le Puits des mémoires, prix Imaginales 2013 du meilleur roman francophone]. Depuis, je rejoue un peu, mais pas dans le thème médiéval-fantastique. Récemment, j’ai joué à Marvel, un vieux jeu qu’on a ressorti parce que certaines personnes autour de moi ont vu certains films récents et ça a titillé leur imagination. On a donc rejoué à Marvel qui est un jeu sympa. Donc oui je suis rôliste.

GdN : Et vous êtes donc comme GRRM un grand fan de comics ?

FC : Oui, j’en ai encore plein, mais il ne faut pas que je le dise, sinon on va piller ma cave (*rire*).

GdN : C’est marrant de voir les interconnections entre auteurs. Vous avez tous un peu le même background, les mêmes influences. Est-ce que vous pensez que le jeu de rôle et les comics ont eu une influence sur l’écriture ?

FC : Ça dépend des gens. J’aurai tendance à dire que oui. Le jeu de rôle, ça ne suffit pas, mais jeu de rôle plus comics, en général, ce sont deux piliers. Ceux qui ont ce bagage-là vont avoir un véritable sens de l’intrigue et du rythme. Alors évidemment, cela se révéler agréable aux yeux de certains – c’est mon cas – ou parfois trop rapide et pas suffisamment lent pour d’autres. Cela dépend des sensibilités, et je le comprends, mais pour moi, cela amène un sens du rythme et de l’action particulièrement agréable. Quand il n’y a que le jeu de rôle, c’est moins évident, car certains jouent avec un rythme d’histoire soutenu, tandis que d’autres s’inscrivent dans un temps plus long. Donc là, l’influence que le jeu de rôle peut avoir sur l’écriture est moins évident.

Quoi qu’il en soit, quelqu’un qui a été maître du jeu (à part ceux qui achètent et utilisent des scénarios préfabriqués, mais la plupart d’entre nous, « auteurs-rôlistes », créent leur propre monde et système de jeu) sont naturellement des inventeurs d’univers. On a ça dans le sang et on a envie d’écrire les aventures et de les faire jouer. Cela paraît donc une suite logique de passer à l’écriture.

Propos recueillis par Nymphadora et Babar des Bois.

Retrouvez la plume de Fabien Cerutti avec la saga du Bâtard de Kosigan :

Le bâtard de Kosigan, tome 1: l'ombre du pouvoir, éditions Mnemos

Le bâtard de Kosigan, tome 1: l’ombre du pouvoir

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Compte collectif de La Garde de Nuit.

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