Share This Post

Accueil - Actualités / La Garde de Nuit

De la représentation du handicap dans la fiction

De la représentation du handicap dans la fiction

Frères et sœurs de la Garde de Nuit, amis passionnés et amateurs du Trône de Fer,

Récemment, l’un de nos membres, DroZo, s’est éteint. Afin de lui rendre hommage, nous publions aujourd’hui sur notre blog l’un de ses textes les plus personnels, fruit d’une longue réflexion sur un sujet qui lui tenait particulièrement à cœur : la représentation du handicap dans la fiction.

DroZo avait publié originellement son texte sur le forum de la Garde de Nuit en décembre 2023. Il a ainsi ouvert les consciences et le débat sur un sujet de société souvent négligé ou invisibilisé. Cette discussion est toujours ouverte aujourd’hui et vous pouvez toujours y répondre sur le forum.
DroZo nous avait fait part de sa volonté de voir cette tribune largement diffusée. Une publication sur le blog avait été évoquée avec lui, mais il souhaitait préalablement apporter des modifications et des enrichissements à son texte, notamment en ajoutant des réflexions sur les autres œuvres de George R.R. Martin, comme Windhaven ou la série des Wild Cards, qu’il adorait (et à laquelle il avait consacré un article). Il n’a toutefois pas eu le temps de mettre en forme et de publier cette version finalisée, malheureusement.

Toutefois, afin de répondre à sa volonté de rendre son texte accessible au plus grand nombre, nous avons décidé, en accord avec sa famille, de le publier tel qu’il nous l’avait lui-même partagé sur le forum. L’équipe des chroniqueurs de la Garde de Nuit s’est contentée de corriger la mise en page et les coquilles typographiques ou orthographiques. Quelques rares compléments d’informations ont aussi été glissés entre crochets [comme ça]. Nous n’avons en revanche pas touché au fond, ni au ton engagé du texte. Les mots qui suivent sont et restent indiscutablement l’œuvre de Benjamin Warin, alias DroZo sur la Garde de Nuit.

DroZo

Avatar de DroZo, auteur du texte De la représentation du handicap dans la fiction.

Introduction

Certains d’entre vous le savent : je suis presque non-voyant. Et depuis que je le suis devenu, je me pose pas mal de questions sur la représentation du handicap dans la fiction et de son impact sur la vraie vie. Et comme je me suis dit que mes réflexions pourraient intéresser certains d’entre vous, autant vous les partager. Je précise que dans ce post en particulier, je vais surtout parler de la représentation du handicap physique. Avoir le point de vue de personnes ayant un handicap d’ordre neuronal serait intéressant, mais comme je ne maîtrise pas ce sujet, je les laisse s’exprimer, elles seront plus pertinentes que moi.

Les fictions mettant en scène des personnes en situation de handicap sont très rares. Celles qui le font bien, sans se montrer clichées, maladroites ou involontairement insultantes le sont plus encore. Si je vous parle d’inclusivité, c’est parce que cette invisibilisation par les médias a pour conséquence que beaucoup de gens ne savent pas ce qu’est le handicap, et cette ignorance peut leur faire avoir des comportements gênants envers nous, que ce soit de l’incompréhension, du rejet, de la pitié, de l’infantilisation, du déni… Bref, tout un tas de discriminations. À mon sens, la fiction, et en particulier la fiction grand public, est la mieux à même de changer la vision du handicap pour la normaliser. Et parce qu’elle a ce pouvoir, elle devrait avoir le devoir de le faire. Regardez par exemple la communauté LGBT+. Depuis qu’elle est devenue très présente dans les séries ces 15 dernières années, la plupart des gens de moins de 40 ans l’acceptent très bien. C’est devenu normal notamment grâce à la fiction. Et j’aimerais bien qu’il en soit de même pour le handicap.

En 2019, le CSA indiquait 0,7 % de personnes en situation de handicap dans les médias. C’est moins de 1 %. Et j’ai l’impression, sans chiffres à l’appui, que cette situation n’évolue pas dans le bon sens. Ainsi, si je prends pour exemple les littératures de l’imaginaire, celles que je connais le mieux, j’ai l’impression de retrouver plus de personnages handicapés dans les récits des années 90, et dont le handicap est traité avec réalisme et banalité.
Pensez à Susannah Dean dans le cycle de La Tour Sombre de Stephen King, qui est un excellent personnage ou à Tyrion, Bran, Jaime ou Davos dans Le Trône de Fer de George R. R. Martin par exemple.
Dans les années 2010 et 2020, j’en retrouve encore de temps à autre, mais beaucoup plus rarement. J’ai même l’impression que cette disparition est encore plus forte chez les auteurs qui revendiquent le plus la diversité dans leurs romans, comme dans Les Livres de la terre fracturée de N. K Jemisin ou Le Prieuré de l’Oranger de Samantha Shannon. Parce que quand ces auteurs parlent de diversité, ils pensent à la diversité de couleur de peau, de culture, de genre et de sexualité, mais pas au handicap. Pourquoi cette disparition ? Je n’en sais rien. Peut-être parce que dans les années 2010, on recherche une image plus lisse des personnages que dans les années 90 et qu’un handicapé, ce n’est pas lisse. Peut-être qu’on a plus peur d’offenser des handicapés en les représentant mal, du coup on s’abstient de les représenter tout court (ce qui n’est pas beaucoup mieux à mon sens). Peut-être que les luttes pour la représentation et les droits des personnes racisées et des LGBT+ ont rendu leur inclusivité à la mode, au détriment de celle moins médiatique des personnes handicapées. Peut-être tout ça en même temps, je ne sais pas.

Quoi qu’il en soit, il suffit de regarder la licence Game of Thrones pour constater cette disparition des personnes handicapées dans la fiction. Game of Thrones, série des années 2010 adaptée d’un livre des années 90, mettait en scène un très grand nombre de personnages en situation de handicap dans ses personnages principaux, et les écrivait comme n’importe quel autre de ses personnages. Par contre, univers médiéval oblige, il représentait très peu de noirs ou de Latino-Américains ce qui lui a valu moult procès (infondés selon moi) en racisme, avec, pour seul argument, ce manque de représentation. À l’inverse, sa préquelle, House of the Dragon, série des années 2020 adaptée d’un livre des années 2010, montre un certain nombre de personnages racisés, mais ses seuls handicapés sont des personnages tertiaires et assez clichés (Larys Fort [dans la série], Champignon [dans les livres], par pitié !) et je n’ai vu que sur ce forum une critique de son manque de représentation. Bref, ça donne un peu l’impression que quand on ne représente pas les handicapés, contrairement à d’autres communautés, la plupart des gens s’en foutent parce que, encore une fois, on invisibilise les handicapés. (note en relecture : Après réflexion, il me semble que j’ai oublié le roi Viserys parmi les personnes en situation de handicap. Pour lui, c’est plus une longue maladie qui le ronge sur des années, mais pour moi ça compte quand même).

Un autre exemple de cette invisibilisation est la série Sense8 des sœurs Wachowsky. Cette série veut explicitement représenter toute l’humanité dans ses personnages principaux : ils sont issus de tous les continents, d’un maximum de cultures possibles, de toutes les religions, de toutes les classes sociales, de toutes les sexualités, mais aucun n’est en situation de handicap. Je ne pense pas que ce soit volontaire, connaissant les sœurs Wachowsky, de nous exclure ainsi symboliquement de l’humanité. À mon avis elles n’ont juste pas pensé à nous. Mais à mon sens, le fait qu’elles n’y aient pas pensé dans un tel projet est bien une preuve supplémentaire de notre invisibilisation dans la fiction. À noter que, dans ce registre, les sœurs Wachowski n’en étaient pas à leur coup d’essai puisque dans Cloud Atlas, leur précédent film-monde censé représenter toute l’humanité, les personnes en situation de handicap avaient aussi été oubliées.

Si je dois faire une comparaison, je dirais que sur l’autoroute de l’inclusivité, l’handicapé, c’est un peu le chien qu’on abandonne sur l’aire de repos et qui aimerait bien monter dans la voiture aux côtés des femmes fortes, des LGBT+ et des racisés, mais qui se retrouve tout seul à les regarder la larme à l’œil continuer leur chemin sans lui.

Jeune chien

Jeune chien

Ne soyez pas comme ceux qui abandonnent leurs chiens. Adoptez un handicapé dans vos fictions.

Heureusement pour nous, il existe quand même quelques rares œuvres mettant en scène le handicap. Youpi.
Malheureusement… Elles sont souvent écrites par des personnes qui ne connaissent rien au handicap et qui se montrent, au mieux, maladroites dans leur traitement.

C’est pour ça que, pour vous aider à écrire de bons personnages dans vos fictions, je vais vous donner une liste des clichés qui m’énervent dans la représentation des handicapés en fiction. Puis, parce que j’ai quand même envie d’écrire du positif, je vous donnerai des exemples de fictions dont la représentation du handicap me plaît et me parle, parce que nommer les clichés et dire ce qui est bien, c’est le meilleur moyen d’aller dans le bon sens.

Attention : dans les paragraphes suivants, je vais critiquer sévèrement des œuvres très populaires. Parmi elles, il y en aura même que j’aime beaucoup, pour d’autres raisons que leur traitement du handicap certes, mais que j’aime quand même. Aussi ne soyez pas vexés si je tape sur vos œuvres préférées, là n’est pas le but, vous avez le droit de les aimer, et tant mieux si vous les aimez. Je ne vais ici parler que de la façon dont elles traitent le handicap, rien de plus. De même, je pense que plusieurs des œuvres que je vais citer et critiquer ont été faites avec les meilleures intentions du monde, avec même, sans doute, une réelle volonté de représentation, ou en tout cas je l’espère. Et, à défaut de réussir leur coup et de réaliser une œuvre que je trouve réussie et respectueuse vis-à-vis du handicap, au moins ont-ils essayé. Mais même les meilleures intentions du monde peuvent se révéler problématiques et doivent être critiquées si on veut un jour avancer dans le bon sens.

Les clichés

Ceci étant dit, passons aux 5 clichés qui me dérangent :

Les petits clichés qui passent inaperçus

Commençons par les petits clichés qui ne mangent pas de pain.
Dans la fiction, si vous êtes un nain, vous êtes, soit une créature magique (Fort Boyard, Twin Peaks…), soit vous travaillez dans le monde du spectacle (Joker, La Caravane de l’Étrange, Moulin Rouge, Willow, Feu et Sang….).
Si vous avez un physique tordu, soit vous êtes un traître (300, House of the Dragon…), soit vous êtes un gentil pas forcément très malin dont il faut voir par-delà les apparences pour reconnaître sa valeur (Quasimodo dans la plupart des adaptations de Notre-Dame de Paris, CT-99 dans The Clone Wars).
D’ailleurs plus généralement, si votre physique est vraiment atypique, vous êtes utilisé pour provoquer l’étrangeté, le fantastique, le bizarre, voir le dégoût (La Caravane de l’Étrange, Sacré Sorcières).
Si vous êtes atteints d’obésité, soit vous êtes un grand méchant dégueulasse (le maître de Lacville dans Le Hobbit, le Baron Harkonnen dans Dune…), soit vous êtes un comic-relief rigolo et un peu con (Hurley dans Lost, Clara dans The Guil, Steve Wosniak dans Job…).
Et si vous êtes un aveugle, vous êtes un expert en arts martiaux qu’il ne faut pas sous-estimer. Citons pour ce dernier exemple Kill Bill, Samouraï Champloo, Rogue One, Les Chevaliers du Zodiaque ou encore Daredevil. Pour Daredevil, ça en devient même limite nanardesque dans sa série Netflix où, à chaque fois que le héros croise un autre non-voyant… Forcément, il faut qu’il soit aussi un spécialiste d’arts martiaux.

Alors en soi, je ne critique pas ces clichés, encore que… Il y a en effet eu une surreprésentation des nains dans le monde du spectacle à une certaine époque. Il me semble que cette époque est révolue en Occident depuis des décennies, alors je ne comprends pas pourquoi on réutilise ce cliché dans des œuvres se déroulant à l’époque contemporaine comme Joker. Mais après tout, pourquoi pas ? De même, contrairement à ce que beaucoup de gens pensent, des non-voyants ceinture noire de judo, ça existe. Mais le fait de toujours utiliser ces clichés, à la longue, ça devient stigmatisant, voir carrément insultant dans le cas où le préjugé est négatif. Et dans le cas où le cliché est perçu comme fantasque, comme pour les aveugles qui font du kung-fu… Eh bien, disons qu’ils empêchent les scénaristes d’imaginer d’autres types de personnages aveugles. Lorsque Disney a annoncé les phases 4, 5 et 6 de son Marvel Cinematic Univers, ils ont dit qu’ils allaient faire attention à représenter tout le monde, y compris des personnages en situation de handicap. Eh bien, ce n’est pas en donnant le poste d’handicapé de service à Daredevil, un aveugle faisant du kung-fu qu’ils vont nous aider à sortir de l’invisibilisation générale dans laquelle nous nous trouvons.

L’handicapé, c’est un handicapé, rien de plus

Quand la fiction veut traiter sérieusement du handicap, elle a souvent tendance à limiter son personnage à être uniquement un handicapé. On ne le laissera pas être autre chose, un gangster, un résistant, un chanteur dans un groupe de rock… Non. Il sera un handicapé et rien de plus. Le reste de sa vie passe en second plan, on s’en fout, ce n’est pas le sujet du film. Regardez le personnage de François Cluzet dans Intouchable. C’est un riche handicapé. Et il ne sera jamais défini par autre chose qu’un riche handicapé.

Dernier exemple en date, une minisérie Netflix sur une adolescente aveugle en 1944 qui possède un McGuffin que les nazis convoitent . Le personnage est uniquement défini par sa non-voyance et sa jeunesse. Elle est juste une adolescente aveugle. D’ailleurs, c’est dans le titre de la série : Toute la lumière que nous ne pouvons voir. Vous voyez ce titre ? C’est comme si on avait baptisé la série « Hé regardez, on a une vraie non-voyante dans cette série dans son milieu naturel. Et s’il vous plaît, ne lui donnez pas des popcorns, les soigneurs du zoo contrôlent déjà son alimentation ». Le plus frustrant, c’est que dans cette série, il y avait de quoi iconiser ce personnage comme étant autre chose qu’une handicapée. Dans la toute première scène, on apprend par exemple qu’elle enregistre des émissions clandestines. Comment ça aurait pu être classe, l’histoire d’une émission de radio clandestine en pleine France occupée où la rédactrice en chef se trouve simplement être non-voyante ! Mais non, ce n’est pas le sujet de la série, donc l’émission clandestine sera juste un prétexte pour faire se rencontrer les personnages, et notre aveugle n’aura pas l’occasion de devenir autre chose qu’une aveugle. Et tenez, on va rajouter une scène avec son père où elle apprend par cœur son chemin pour se déplacer parce que ça, c’est une vraie scène où on peut montrer qu’elle est non-voyante. Non, sérieusement, vous imaginez si on faisait la même chose avec des valides ? Ou à chaque fois qu’on voulait montrer que le personnage voit, on glisserait une scène inutile où le personnage valide va au supermarché et voit le produit qu’il veut acheter ? Comme ça, vous avez vu, il est capable de voir un produit à plus de trois mètres de distance, c’est donc un voyant. On ne s’en sortirait pas.

Si je compare ainsi le traitement des handicapés avec celui des homosexuels, on se rend bien compte de la différence. Dans beaucoup de fiction mettant en scène des homosexuels, l’homosexualité est considérée comme un non-sujet, comme quelque chose de normal. L’autre jour, je regardais la très sympathique série Black Sails mettant en vedette le Capitaine Flint, qui se trouve être gay. Eh bien, quand je pense au Capitaine Flint, je me dis « Ah oui, c’est le plus grand pirate de son époque, il est trop fort ! ». Je ne me dis pas « Ah oui, c’est le personnage gay là… d’ailleurs, vous avez vu ? C’est un vrai homosexuel ! ». Ce serait vraiment cool qu’on atteigne le même niveau de normalité avec les handicapés qu’avec les LGBT+. Mais clairement, on en est encore très loin.

Une variation de ce cliché se trouve dans les biopics sur les génies atteints de maladies mentales comme la schizophrénie et où on essaie de montrer à quel point le génie et la folie seraient les deux facettes d’une même pièce (ce qui est factuellement totalement faux et il serait temps que le cinéma se débarrasse de ce cliché). J’ai par exemple en tête le film Le Prodige, un biopic sur le champion d’échec Bobbie Fisher qui se trouvait être schizophrène. Toutes les scènes du film limitent le personnage uniquement à cela : un génie schizophrène. Je ne nie pas que la schizophrénie et la paranoïa aient influé la personnalité de Fisher et qu’elles aient eu une grande influence sur sa vie, mais est-ce une raison pour limiter le personnage à sa seule maladie ? Ne pouvait-on pas, par exemple, montrer qu’il était travailleur, inventif, ou même montrer son sens de l’humour s’il en avait un ? Je connais mal la biographie de Fisher, mais il me semble qu’il a inventé et popularisé de nouvelles façons de jouer d’où le fameux système Fisher. Et pourtant, on ne parle pas de tout ce qui ne concerne pas son handicap. Fisher restera uniquement réduit à sa maladie. Je ne sais pas vous, mais si après ma mort on ne se souvient de moi que pour mon handicap, j’aurai grave le seum. Et puis, ce n’est quand même pas compliqué de représenter un schizophrène par autre chose que sa maladie : l’excellente série d’animation sur le voyage dans le temps Undone le réussit très bien en mettant comme personnage principal une femme schizophrène qui peut certes, partir totalement dans ses délires (qui n’en sont pas à ses yeux, et comme la série est toujours racontée de son point de vue, la narration ne tranche jamais si elle a tort ou raison) mais qui, quand elle va bien, peut avoir un sacré sens de l’humour, une certaine chaleur dans son travail, des objectifs qui n’ont rien à voir avec sa maladie, et qui font d’elle, non pas juste une handicapée, mais une personne complète.

Regardez, on a mis un vrai handicapé dans notre fiction. Mais c’est chiant les handicapés, gommez-moi tout ça !

Je ne sais pas si vous vous en êtes rendu compte, mais bien souvent les fictions vont estropier leurs personnages pour montrer qu’ils vivent des choses graves, mais comme on ne veut pas traiter du handicap parce que… Pff… écrire sur un handicapé c’est compliqué, on va sortir une excuse SF tirée du chapeau pour lui retirer son handicap. Mais le personnage reste quand même handicapé, hein ? Vous avez vu comme on est progressiste ?

Ainsi, Luke Skywalker perd une main dans Star Wars ? Pas question qu’on ait un héros manchot. Rajoutez-lui une main mécanique. War Machine finit tétraplégique dans Captain America: Civil War ? Ouais, mais on ne veut pas d’un tétraplégique, donnez-lui des jambes robotiques. Jack Sully, le personnage d’Avatar, est en fauteuil roulant ? Pas grave, il va gagner un super nouveau corps de Navis, il pourra courir et tout et tout… Tony Stark a des problèmes cardiaques super graves dans Iron Man ? Attendez, il a quoi ? J’ai oublié. M’en souviens pas. Allez, disons que tout le monde a oublié, personne n’a rien vu. Même le professeur Xavier des X-Men, pourtant tétraplégique, c’est même une caractéristique importante du personnage, trouve une excuse scénaristique pour retrouver ses jambes dans la moitié des films où il apparaît, allant même jusqu’à inventer un sérum qui peut le guérir magiquement dans Day of the Future Past, parce que c’est quand même mieux quand le héros peut gambader dans les débris à travers les tirs, ça fait de plus jolies images. Et puis c’est moche un handicapé, vous comprenez ?

Et je ne vous ai pas encore parlé du pire personnage dans cette catégorie. Celui dont le niveau de foutage de gueule atteint des sommets. J’ai nommé l’aveugle le plus célèbre de toute l’histoire de la fiction : le superhéros de Marvel, avocat le jour, justicier la nuit, j’ai nommé le Démon de Hell’s Kitchen : Matt Murdock a.k.a. Daredevil !

Pour ceux qui ne le connaissent pas, Daredevil a perdu la vue en étant enfant à la suite d’un accident de voiture impliquant des produits chimiques. Si les produits lui ont ôté la vue, ils lui ont en contrepartie amélioré tous ses autres sens à un niveau surhumain. Si vous pétez silencieusement à trois kilomètres de là au bureau, Daredevil saura que c’est vous qui avez pété. Donc faites attention quand vous lâchez des caisses discrétos, vous ne savez jamais qui entendra.

Surtout, ses sens surhumains le rendent cheaté au possible. Daredevil n’a aucun problème pour se déplacer, puisqu’il cartographie automatiquement tous les lieux dans lesquels il rentre grâce à son sens radar, et ce, sur des kilomètres et avec une précision microscopique. S’il vous croise, rien qu’en entendant l’emplacement de chaque son de gouttes de pluie qui tombe sur votre visage, il est capable de faire votre portrait-robot. Il est même tellement fort qu’il peut lire des documents sans problème. En effet, dans un épisode de la série, ses doigts sont tellement précis qu’il est capable de sentir les variations de texture d’encre sur le papier et donc d’en lire le contenu !

Autant dire que ce personnage, ce Daredevil… Bah ce n’est pas un aveugle. Il se fait passer pour un aveugle auprès du monde et des spectateurs… Mais il voit très bien, quoi ! Pas avec ses yeux, mais avec d’autre sens… Mais c’est un voyant et un usurpateur. Ce qui en vient à m’interroger. Le handicap, par définition, c’est des contraintes. C’est même le principe du handicap. Refuser de traiter les contraintes du handicap en trouvant une excuse bidon pour qu’elles n’existent plus, c’est justement faire en sorte que vos personnages ne soient plus en situation de handicap. Et dans ces cas-là… Pourquoi avoir voulu mettre en scène des personnages handicapés ? Vos personnages sont handicapés ou estropiés, n’ayez pas peur, assumez !

À noter qu’on peut surmonter certaines contraintes dans une certaine limite, que ce soit avec de la rééducation, de l’adaptabilité ou de l’appareillage. C’est pourquoi je ne râle pas contre les séries mettant en scène des malentendants appareillés, comme dans les séries Hawkeye ou Undone, (oui, dans Undone, en plus d’être schizophrène, l’héroïne est une malentendante appareillée). Mais bon, il y a une différence entre une rééducation et nier totalement le problème. Ce qui m’emmène au point suivant.

Attendez, c’est bien de se renseigner sur la vraie vie des personnes en situation de handicap avant de les écrire ?

Je reviens un instant sur Daredevil. Ce qui me frustre le plus dans cette série, c’est que, au final, on aurait presque pu faire un Daredevil vraiment non-voyant, mais juste très doué. Il aurait fallu rendre ses capacités légèrement supérieures à un vrai non-voyant, mais pas plus que ça. Et perso, j’aurais trouvé ça classe. Mais les scénaristes ne semblent même pas avoir envisagé cette possibilité. En fait, ils ne semblent même pas s’être renseignés pour savoir comment s’adapte un non-voyant. Je repense à la scène où Daredevil lit des documents en reconnaissant les variations de texture d’encre sur le papier. En 2014, date où la série a été tournée, ça faisait belle lurette qu’il existait des appareils capables de lire des documents papier à des non-voyants. Un vrai non-voyant de l’époque se serait juste contenté de passer le document sous sa machine, et il n’aurait même pas eu besoin de pouvoirs magiques qui lisent l’encre. Pareil, dans l’appartement de Matt Murdock, je ne me rappelle pas avoir vu un seul appareil vocalisé. Je ne me rappelle même pas avoir vu le personnage utiliser un téléphone adapté ou des liseurs d’écrans d’ordinateur, alors que c’est la base. Encore une fois, ce n’est pas moi qui ai décidé de centrer ma fiction sur un personnage non voyant, ce sont les créateurs de la série. Alors, se renseigner un minimum, c’est important. D’ailleurs, il existe un tas d’associations qui seraient ravies de vous renseigner gratuitement.

Après, je parle ici du handicap visuel, celui que je connais le mieux. Mais quand je regarde sur Internet, la plupart des handicapés que je vois s’exprimer sur la représentation de leur propre handicap dans la fiction disent aussi qu’elle est très souvent erronée. Je crois que le pire dans ce registre, c’est pour les handicapés d’ordre neuronal qui soulèvent une telle quantité de fantasmes et d’incompréhensions qu’ils sont bien souvent traités par le biais de ces fantasmes.

Je ne demande pas forcément un réalisme parfait. On est dans une fiction, après tout. Et même si on se renseigne sérieusement, certaines réalités peuvent nous échapper. Après tout, l’erreur est humaine. Par exemple, je pardonne facilement le fait que, dans les romans Le Trône de Fer, le personnage de Tyrion passe son temps à faire des cabrioles, ce que sa condition physique ne devrait pas lui permettre, parce que cette information était passée à côté de George R. R. Martin malgré des recherches évidentes sur le sujet. Mais un Daredevil où aucun effort n’a été fait… Là, je suis plus râleur. Entre quelques erreurs et aucun effort, il y a quand même une différence.

Un motif qui a souvent été relevé pour expliquer ce manque de réalisme sur Internet, ce serait le fait qu’on n’implique que très rarement de vrais handicapés dans les fictions les mettant en scène.
La plupart du temps, quand un personnage est censé avoir un handicap, il est joué par un valide qui a bien souvent eu droit à une courte période d’apprentissage sur ce handicap, voire pas du tout. Je vais éviter de rentrer trop en détail sur ce point, car ce n’est pas le sujet de ce post et qu’il en faudrait un entier pour lui rendre justice, mais dites-vous que la discrimination à l’embauche des acteurs en situation de handicap est juste pharaonique. Si on ne s’appelle pas Peter Dinklage, on ne nous laisse jamais jouer un rôle neutre qu’on aurait, en temps normal, donné à un valide. Alors que bon, une grosse partie des rôles, on est capable de les tenir aussi bien qu’un valide. Le fait que le personnage ait un handicap plus ou moins lourd ne change pas grand-chose.
Et songez, en plus, que la plupart des rôles de personnages en situation de handicap sont joués par des valides, histoire d’empêcher encore plus les handicapés d’avoir accès au métier d’acteur. Je veux bien que Patrick Stewart et François Cluzet soient très bons dans leurs rôles de tétraplégiques dans la saga X-Men pour l’un et Intouchable pour l’autre, mais quitte à jouer des tétraplégiques, on n’aurait vraiment pas pu donner leurs rôles à de vrais tétraplégiques pour qui ces rôles sont les seules chances de percer dans le métier ? Même chose pour le personnage de Jack Sully dans Avatar. Lui, les seuls moments où il n’est pas en image de synthèse, il est en fauteuil roulant. Mais bien sûr l’acteur est un valide qui peut déjà choper tous les autres rôles… Quant aux handicaps invisibles, quand je pense qu’Emilia Clarke a dû cacher le sien pour tourner dans Game of Thrones et qu’à cause de cela, elle a carrément frôlé la mort lors du tournage de la saison 2, je me dis que si on doit presque mourir pour trouver un emploi, c’est vraiment qu’on vit dans un monde de merde .
Ah oui ! Et pour clôturer la parenthèse de la discrimination à l’embauche, sachez que, plus généralement, même en dehors du monde du cinéma, elle est énorme pour les personnes souffrant d’un handicap, surtout s’il est lourd. Par exemple, en France, 80 % des non-voyants et mal voyants lourds sont sans emploi. Pour le vivre au quotidien, dans notre beau pays, les DRH, les conseillers de Cap Emploi, beaucoup d’associations, les centres de rééducation, tous ne cessent de nous rabâcher qu’on n’a pas travaillé, et ce n’est pas les fermetures d’écoles pour non-voyants qu’on constate en France qui vont arranger la situation.

Juste avant de clore le sujet des handicapés à qui on refuse le rôle d’acteur, laissez-moi vous conseiller de visionner, si vous voulez approfondir le sujet, cette excellente vidéo de On se laisse la nuit sur le sujet. C’est cette vidéo qui m’a donné envie d’écrire ce post et j’ai essayé au maximum de ne pas répéter ce qu’elle dit pour que cela reste intéressant, même si, forcément, nos deux points de vue se recoupent.

Le sauveur valide, ou comment le handicapé devient un simple objet pour montrer à quel point le héros est un gentil

Jusque-là, j’ai parlé de clichés qui me font rigoler, soupirer, qui m’agacent, ou que je trouve simplement dommage. Mais maintenant je vais parler du cliché qui peut me faire détester une fiction par sa simple présence : le cliché du sauveur valide.

Le sauveur valide, c’est le valide qui sait mieux que le handicapé. Parce que, vous voyez, le handicapé, il est handicapé, donc forcément le héros peut l’aider, parce que lui, il est valide. Lui, il sait, et du coup, lui, il est gentil, car il aide des gens qui ne peuvent pas se débrouiller seuls sans lui, et ces personnes aidées doivent lui en être éternellement reconnaissantes… Même si le plus souvent, elles n’ont rien demandé.

Au stade 1 de ce cliché, on retrouve par exemple Doctor Who. Dans le deuxième épisode de la saison 11, le Treizième Docteur (qui ne travaille pas dans la médecine) voyage avec Ryan Sinclair, un personnage important atteint de dyspraxie. En gros, il s’agit d’un handicap qui rend beaucoup plus compliquée la coordination de ses membres. Une personne atteinte de dyspraxie aura ainsi de grandes difficultés à réaliser des actions simples comme faire du vélo ou grimper à une échelle. Peut-être même que cela lui sera impossible. Eh bien, dans cet épisode, alors qu’ils fuient des monstres extra-terrestres, le Docteur et Ryan se retrouvent obligés, pour s’en sortir, d’escalader une échelle. Forcément, Ryan explique qu’il ne peut pas. Alors le Docteur va lui donner des conseils très simples pour lui expliquer comment se coordonner quand même pour escalader cet obstacle. Parce que oui, le Docteur, il sait mieux qu’une personne qui a dû vivre avec son handicap durant toute sa vie comment faire. Je rappelle que le Docteur, elle a beau savoir plein de choses, jamais il n’a été dit qu’elle ait été ergothérapeute. Alors, elle n’a aucune raison de savoir mieux que Ryan.

Voilà une première leçon que toute personne devrait savoir : à part si vous êtes ergothérapeute, et encore, la personne handicapée saura mieux que vous gérer son propre handicap. Et si vous ne voyez pas en quoi cette situation est condescendante, laissez-moi réécrire la même scène, mais au lieu de mettre en scène un handicapé, on le remplace par une femme, et au lieu d’avoir un valide avec elle, c’est un homme qui vient l’aider :

Une femme, la trentaine, se retrouve face à une situation gênante que toutes les femmes connaissent : elle a ses règles. Mais heureusement, son pote homme est là pour la rassurer et lui expliquer comment on utilise un tampon. La femme en est tellement reconnaissante qu’elle remercie chaleureusement l’homme, qui devient son sauveur. Alors que bon, dans la vraie vie, ça fait plus de 15 ans qu’elle utilise des tampons ou des serviettes et gère ses règles toute seule. Moi, dans sa situation, j’aurais juste envie de dire à l’homme : « Mais tais-toi ! bien sûr que je sais comment faire, j’ai pas besoin de conseil aussi simpliste, je suis pas conne ! »

Si vous êtes une femme ou un féministe, vous êtes sans doute familiers avec la notion de mansplaining, cette manie qu’ont certains hommes de tout surexpliquer à des femmes parce qu’eux, contrairement aux femmes, ils savent. Vous le subissez et savez à quel point ce comportement est désagréable, condescendant, limite humiliant. Eh bien, sachez que le validsplaining, ça existe aussi et c’est tout aussi chiant. Et le voir valorisé dans des œuvres de fictions, ça me saoule.

Mais là, je n’ai parlé que du stade 1 du syndrome du sauveur valide. Celui qui est déjà bien relou mais qu’on peut encore pardonner. Maintenant, passons à la phase 2.

Dans la pop culture japonaise, quand le handicapé n’est pas un aveugle faisant du kung-fu ou un vieillard, il est… la petite sœur malade du héros qui est là que pour montrer à quel point le héros qui s’occupe d’elle a le cœur pur. Ce personnage est toujours une fille plus jeune que le héros, parce qu’une petite fille malade, c’est beaucoup plus misérabiliste qu’un grand frère malade. Son seul trait de caractère, c’est d’être une incarnation de la pureté et de l’innocence parce que c’est trop triste, ce qui lui arrive. Et en plus, elle aura le bon goût de mourir dans la série pour donner une scène pleine d’émotion qui fera pleurer dans les chaumières et qui, accessoirement, donnera au héros la possibilité de passer à autre chose, parce que bon, on ne va pas non plus se coltiner une handicapée dans les pattes durant toute la série quand même !

Le handicapé n’est plus ici une personne. Il est déshumanisé au maximum pour ne plus devenir qu’un objet de background qui donne un bonus de +5 en gentillesse au héros. Je vous jure, adopter un handicapé de compagnie, ça vous rapporte beaucoup plus de points de gentillesse qu’adopter un chaton et en plus, il n’y a même pas besoin de l’emmener chez le vétérinaire parce que de toute façon, il va quand même crever.

Si vous cherchez des exemples de ce cliché, pensez à la petite sœur du héros dans Angel Beats !, ou, pour citer une série américaine qui l’utilise aussi, pensez à la relation entre la petite Shôren Baratheon et son père de substitution Davos Mervault dans la série Game of Thrones. Un autre exemple notable est celui de Nanally dans Code Geass : Lelouch of the Rebellion. Elle rentre totalement dans ce cliché, au point que son handicap devient même la motivation principale du héros pour agir. Lelouch, le héros de cette histoire, dit clairement agir en révolutionnaire pour créer un nouveau monde où sa petite sœur malade pourra vivre heureuse et en paix. Code Geass aura tout de même l’intelligence de dénoncer ce cliché dans la saison 2, l’utilisation de Nanally étant clairement dénoncée comme étant un prétexte hypocrite utilisé par le héros pour justifier ses actes plus que discutables. Nanally tentera, elle aussi, de se rebeller contre ce statut de prétexte qu’on lui a attribué malgré elle en essayant de devenir plus active vers la fin de la série… Malheureusement pour elle, malgré ses tentatives, elle ne parviendra jamais à sortir vraiment de ce cliché. Bien essayé, Nanally, mais tu n’as pas réussi et ton sort sera le même que celui de toutes les petites sœurs handicapées face à un sauveur blanc de ton genre. Mais rien que pour avoir essayé d’en sortir, tu as mon respect.

Vous pensez qu’on peut aller plus loin dans le syndrome du sauveur valide ? Bien entendu ! Laissez-moi vous présenter la phase 3 du syndrome du sauveur valide, celui où le personnage est définitivement irrécupérable.

Au Japon, il existe un type de manga assez populaire qui tente de traiter de sujets de société. Leur histoire est assez classique et donc facile à généraliser puisque ce qui compte, ce n’est pas l’intrigue en elle-même, mais les relations entre les personnages.

L’histoire se déroule dans un milieu scolaire qui peut aller, au choix, de la primaire jusqu’à l’université. Dans une classe, se trouve une fille (il s’agit TOUJOURS d’une fille, si vous avez lu mon paragraphe précédent, vous comprenez pourquoi ça ne peut être qu’une fille) qui se trouve être le cœur et le thème du manga. Cette fille nous est présentée dans un premier temps comme étant froide, distante et détachée, mais dont la froideur et la distance font littéralement fantasmer toute la classe. Un nouvel élève, toujours un homme, arrive dans la classe. Lui, il est gentil, c’est même son principal trait de caractère. Très vite, dans le premier épisode, il va rencontrer la fille et découvrir qu’en réalité, elle n’est pas du tout froide, mais elle est en situation de vulnérabilité et veut créer du lien, mais qui ne sait pas comment faire. Alors la vulnérabilité en question dépendra du thème du manga. Elle peut être une enfant battue (Erased), une handicapée avec un trouble de l’expression (Komi cherche ses mots) ou… euh… une fille anciennement handicapée qui a passé presque toute sa vie dans un hôpital et qui, une fois au paradis, ne sait pas s’exprimer en société et passe donc son temps à buter des adolescents immortels pour leur prouver qu’ils sont déjà morts. C’est le Japon, ne cherchez pas à comprendre (Angel Beats !). Au fond, peu importe, du moment qu’elle est en situation de vulnérabilité. Le héros va donc être le premier à remarquer que derrière cette apparente froideur, il y a un humain qui sommeille et va donc la prendre sous son aile, lui faire rencontrer ses amis tous plus bariolés les uns que les autres et résoudre tous ses problèmes. Et la fille en sera tellement reconnaissante qu’elle tombera amoureuse du gentil héros qui lui a fait redécouvrir la vie.

Ce personnage féminin en situation de vulnérabilité est censé être le personnage principal de l’histoire. Le titre de la série y fait même la plupart du temps référence. C’est elle qui porte la thématique de l’œuvre. Et pourtant… Et pourtant non, elle n’est jamais le personnage principal de sa propre histoire. Le personnage principal, c’est le valide qui va à sa rencontre. Toute l’histoire sera racontée du point de vue de ce valide, voir de celui des amis du valide. La personne en situation de vulnérabilité, elle, n’aura jamais le droit d’exprimer son point de vue sur sa propre histoire. Elle n’aura absolument aucune personnalité, ne sera jamais le moteur des événements, à part quand elle fait des boulettes que les valides doivent rattraper. Elle ne prendra aucune décision seule, car elle en est incapable, ce n’est pas son rôle. En fait, elle sera déshumanisée au possible, réduite uniquement à un simple objet de quête à faire évoluer. Le vrai héros qui prendra les décisions et les initiatives, ce sera le valide qui en sera récompensé, car la fille handicapée tombera éperdument amoureuse de lui. La personne en vulnérabilité est donc réduite à cela : un fantasme pour personne valide qui montre que les valides sont gentils et qui a suffisamment peu de personnalité pour n’avoir aucune opposition à apporter à son sauveur. Je ne sais pas vous, mais perso, je trouve ce genre de situation hyper malsaine.

L’exemple le plus extrême que j’ai pu voir se trouve dans l’anime Komi cherche ses mots. Dans cet anime, la personne en situation de vulnérabilité s’appelle Komi. Son handicap est un stress social aigu, en gros un trouble de la communication qui l’empêche de parler, que ce soit en public ou en privé. Elle est donc muette et la série sous-entendra à un moment que ce trouble serait d’origine génétique. La série raconte donc son histoire alors qu’elle tente de surmonter son handicap pour se faire cent amis, ce qui n’est pas facile puisqu’elle est muette et a donc de grandes difficultés à communiquer. Enfin non, ça, c’est l’histoire qu’on nous vend, ce n’est pas la vraie histoire. La vraie histoire, c’est le sauveur valide et ses amis qui rencontrent Komi et qui vont décider de l’aider à se faire cent amis. Parce que la personne handicapée ne peut pas être l’héroïne de sa propre histoire, je vous l’ai dit. On a donc droit à tous les clichés cités dans le paragraphe précédent, mais poussés à l’extrême, parce que puisque la handicapée ne peut pas parler, on n’aura jamais son point de vue sur les événements. La série ne va même pas essayer de nous mettre dans sa tête, de nous livrer ses pensées, sa façon de ressentir les événements. Tout ce qu’on aura pour connaître son point de vue, c’est une voix off lacunaire à la troisième personne qui se contente de phrases simples du genre « Komi est heureuse » ou « Komi n’a pas compris ». Bref, comme si elle était une sorte de PNJ dans un RPG japonais rétro que l’on doit faire évoluer. En fait, quand je regarde cette série, j’ai l’impression que Komi n’est pas un personnage, mais un tamagotchi utilisé par la bande de potes du héros. Et je vais peut-être vous dire une évidence, mais nous, les handicapés, nous ne sommes pas des tamagotchis ou des fantasmes pour valides. Nous sommes des personnes normales.

(Note en relecture : Comme cette surreprésentation du sauveur valide au Japon m’intriguait, j’ai fait quelques recherches pour tenter d’en comprendre l’origine. J’ai l’impression qu’elle serait liée au mouvement culturel des « yamikawaii ». Pour faire simple, il s’agit d’un mouvement où des personnes en situation de handicap physique ou mental se représentent de façon kawaï. Pour rappel, le kawaï désigne une représentation mignonne et adorable d’une chose, qu’on aurait envie d’aimer et de protéger, ce qui correspond bien au personnage de Kanade dans Angel Beats ou de Komi dans Komi cherche ses mots. Ce mouvement serait né en réaction à l’extrême handiphobie au Japon. Comme les personnes en situation de handicap ou souffrant de maladies mentales sont discriminées, stigmatisées et leur condition taboue, le yamikawaii chercherait à les rendre visibles et appréciées.
Comprendre cela ne m’empêche pas de trouver ce syndrome du sauveur valide ultra malsain, mais à choisir entre être violemment rejeté, ou chercher à devenir kawaï et aimé mais infantilisé par son entourage avec tout ce que cela implique de toxique, je comprends que des gens préfèrent la seconde solution. Et je me rends compte que ce que je dis est très triste.

Si vous voulez en savoir plus sur le yamikawaii, je vous conseille cette vidéo de Tentacules qui analyse le sujet plus en profondeur que moi. Si la découverte de ce mouvement ne m’a pas fait changer d’avis sur la toxicité des relations présentées dans ces œuvres, au moins permet-elle de la recontextualiser.

Attention, quand je dénonce ce cliché du sauveur valide, je ne remets pas en question le rôle des aidants. Quand on a un handicap, on doit bien souvent trouver des gens pour nous aider pour ce que l’on ne peut pas faire seul. Et franchement, on ne met pas assez en valeur ces aidants. Par exemple, avec ma non-voyance, si je veux faire des courses dans un supermarché, j’ai besoin de l’avoir parcouru avec un voyant pour apprendre par cœur l’emplacement de chaque produit dans chaque rayon afin de pouvoir faire mes courses tout seul. De même, quand je sors du métro à Paris et que je me retrouve à côté d’un musicien de rue qui a mis ses enceintes à fond, ce qui m’empêche d’entendre mon GPS, les feux rouges vocalisés ou le bruit des moteurs de voitures, je suis bien content de pouvoir demander de l’aide à un valide pour traverser la rue. Ce sont des personnes formidables et on ne le dira jamais assez. Merci les gens.
De même, le fait que je critique le sauveur valide n’excuse pas non plus les handicapés qui se montrent désagréables envers ceux qui veulent généreusement les aider. On vous voit aussi, les gens. Mais il y a une différence entre reconnaître le soutien des aidants et nier toute personnalité aux personnes handicapées, au point de leur demander d’avoir une reconnaissance éternelle allant jusqu’à l’admiration et la soumission envers leur sauveur valide. Tout est une question de nuance.

Un détail me surprend : si je me fie à ma propre culture manga, ce cliché du sauveur valide, très présent dans les animes se déroulant dans les milieux scolaires, disparaît quand on arrive dans un milieu professionnel : la personne en situation de vulnérabilité devient le personnage principal de l’œuvre et l’histoire est alors racontée de son propre point de vue, ce qui la rend, à mon sens, beaucoup plus appréciable. Mais je m’éloigne de la thématique du handicap. La vulnérabilité du personnage principal est surtout due à un isolement social, à du harcèlement professionnel ou à du burn-out plutôt qu’à un handicap. En effet, je n’ai pas encore vu de manga japonais sur le monde du travail où un personnage est handicapé. Cela dit, les discriminations à l’embauche des personnes handicapées sont telles au Japon qu’il n’y a rien de surprenant à cela. Pensez que, dans ce merveilleux pays, si vous êtes une femme binoclarde, vous allez galérer à trouver du taf, alors imaginez pour les personnes avec un handicap plus lourd… Mais la simple présence de ces animes doit prouver que oui, c’est possible de créer de bonnes histoires avec une personne en situation de vulnérabilité comme personnage principal, et que non, on n’est pas obligé de l’introduire par un héros valide pour que cela fonctionne ! (je pense aux animes Miss Kobayashi’s Maid Dragon ou Agretsuko)

Bilan des clichés

Finalement, pourquoi tous ces clichés me font-ils râler ? Dans l’absolu, ce ne sont que des fictions, des histoires. Personne ne prend des histoires au sérieux.

En fait… Si ! La plupart des gens prennent ce qu’on leur montre dans la fiction au sérieux et calquent inconsciemment leurs propres comportements sur ce qu’ils ont vu. Comme je le disais en préambule de cet article, ces clichés véhiculés dans les médias ont des conséquences sérieuses dans la vraie vie. Je suis devenu quasi non-voyant il y a seulement trois ans, et j’ai pu constater au sein de ma propre famille élargie des changements de comportements brutaux. Il y a un membre de ma famille qui n’imagine tellement pas qu’on puisse vivre en étant non-voyant (parce qu’on est invisibilisé) qu’il a sorti derrière mon dos des phrases du genre : « S’il m’arrivait ce qui lui arrive, je me serais tiré une balle dans la tête ». Même en prenant du recul, ça reste très violent. Et si ce genre de situation vous rappelle quelque chose, dites-vous qu’il arrive exactement la même chose à Bran Stark après qu’il est devenu tétraplégique dans Le Trône de Fer, comme quoi George R. R. Martin n’a décidément pas son pareil pour décrire avec réalisme l’être humain. Un autre membre de ma famille est devenu incapable de voir autre chose en moi qu’un aveugle. Depuis mes problèmes de vision, toutes les autres facettes de ma personnalité ont disparu à ses yeux. Tout ce que je fais est nié ou relu sous l’angle du handicap, parce que vous voyez, je suis bien courageux de faire quelque chose de ma vie là où tout le monde se serait effondré ! Oh la la ! Le handicap, c’est horrible ! Et comme cette personne regarde des fictions utilisant le cliché « Un handicapé c’est juste un handicapé », ce n’est pas étonnant qu’elle ait adopté ce point de vue. Enfin, plusieurs personnes de mon entourage, dont certaines sont fans de mangas, ont tenté de reproduire sur moi le syndrome du sauveur valide, quitte à vouloir m’imposer toutes leurs décisions et s’énerver parce que je n’étais pas assez reconnaissant envers eux pour toute l’aide qu’ils m’apportaient, alors même que je ne leur avais jamais demandé cette aide et que j’ai toujours lutté contre l’infantilisation qu’elle entraîne. Et j’en ai fait, des efforts pour leur faire comprendre que non, je ne suis pas leur handicapé de compagnie.

Les gens reproduisent les attitudes qu’ils voient dans la fiction, que ce soit de manière plus ou moins consciente. Et c’est d’autant plus le cas quand ces comportements sont valorisés par l’œuvre alors que dans la réalité, ce sont des comportements toxiques qui créent des relations de dominants et de dominés. Dites-moi comment vous vous comportez avec un handicapé, je vous dirai quel type de fiction vous regardez. Et c’est pour cela que j’ai voulu écrire ce long article sur la représentation du handicap dans la fiction, pour, à ma toute petite échelle, lutter contre ces clichés et les comportements qu’ils engendrent.

Les bons exemples

Bon, je me suis pas mal étalé sur les aspects négatifs de la représentation du handicap. Et il faut reconnaître que cet aspect prédomine très largement. Mais heureusement, il existe également des œuvres vraiment cool dans leur approche du handicap, des œuvres dont certaines m’ont fait le plus grand bien. Je ne vais pas pouvoir parler de toutes, ce serait trop long, et cet article commence déjà à s’éterniser. Mais je vais en sélectionner 5 que j’aime bien, chacune pour des raisons différentes. Parmi les œuvres dont je ne vais pas parler, mais que je veux quand même mentionner car elles sont super, je vais citer Avatar : le Dernier Maître de l’Air pour le personnage de Toth, Lost pour le personnage de John Locke, La Compagnie des Glaces pour le personnage de Lienty Ragus, la série Undone pour son personnage principal, et La Tour Sombre pour le personnage de Susannah Dean.

L’œuvre de George R. R. Martin

Commençons par évacuer l’éléphant dans la pièce : Le Trône de Fer de George R. R. Martin possède plusieurs des meilleurs personnages en situation de handicap que j’ai pu lire et je peux affirmer que cela a joué dans mon adoration pour cette œuvre. Ça et plein d’autres raisons bien connues sur ce forum. Si ses personnages sont aussi bons, c’est parce que Martin sait que le handicap, même lourd, ce n’est qu’une partie du personnage, même pas forcément sa partie la plus importante. Le personnage doit vivre avec, souvent subir les préjugés d’une société ultra validiste, mais il ne définit pas ce qu’il est. Martin a compris que dire simplement « Ce personnage est un tétraplégique » ne suffit pas pour en faire un personnage complet. Ce devrait être évident, pourtant, ça ne l’est visiblement pas pour la plupart des scénaristes. Quand je pense à Tyrion Lannister, je ne me dis pas « Ah oui, c’est le nain rigolo ». Je me dis « Ah oui, c’est le super politicien » (avec du recul, pas si super que ça, mais c’est un autre sujet). Quand je pense à Brienne, je ne me dis pas « Ah oui, c’est la géante défigurée », je me dis juste « Ah oui, c’est un des personnages les plus chevaleresques de la saga ». Au début des années 2000, alors que la Fantasy était encore un genre très masculin, je me rappelle qu’un journaliste avait demandé à Martin comment il faisait pour écrire aussi bien des personnages féminins. Ce dernier avait répondu un truc du genre : « Je n’écris pas des femmes. J’écris des humains » . Cette phrase est tout aussi valable pour son traitement du handicap. Martin n’écrit pas des handicapés. Il écrit des humains.

À noter qu’avec Le Trône de Fer Martin n’en était pas à son coup d’essai dans sa représentation du handicap puisque la question était déjà au cœur de sa précédente saga : Wild Cards. Dans cette saga uchronique de superhéros, un virus extra-terrestre a été lancé sur New York dans les années 1940. Ce virus donne à toutes les personnes qu’il contamine un pouvoir aléatoire. Mais genre vraiment aléatoire. Ainsi, 90 % des contaminés ne survivent pas à leurs pouvoirs. En effet, si ton pouvoir est « Ton sang se transforme en lave », tu meurs. 1 % des contaminés possèdent des pouvoirs fonctionnels et cools, et sont donc des superhéros classiques. 9 %, soit 90 % des survivants, ont des pouvoirs qui vont juste les handicaper plus ou moins gravement. On appelle ces derniers les Jokers, et la série va essentiellement tourner autour d’eux et de leur lutte pour se débrouiller dans ce monde qui est, soit raciste envers eux, soit dégoûté par leur apparence ou leurs contraintes. Là encore, chaque personnage est traité avec réalisme et ils ne sont pas uniquement réduits à leur situation de handicap. Si vous avez le temps, je vous conseille particulièrement de lire la nouvelle de Martin Le Journal de Xavier Desmond dans le tome 4 de la saga Aces Abroad ainsi que dans le recueil de nouvelles R.R.ÉTROSPECTIVE où il explique de façon très juste les raisons pour lesquelles les handicapés auront toujours du mal à se regrouper et à faire reconnaître leurs droits. J’aime beaucoup cette nouvelle même si le message qu’elle véhicule n’est pas des plus optimistes.

Fullmetal Alchemist

Plus haut, je parlais de la manie assez désagréable qu’avaient un grand nombre de fictions à nier le handicap avec une excuse de science-fiction random comme mettre des bras mécaniques à des manchots. C’est un cliché que je n’apprécie pas et que je trouve assez facile, mais je ne reste pas totalement fermé à l’idée non plus. Ce n’est pas parce qu’un trope a été utilisé de façon fainéante dans un grand nombre d’œuvres que l’on ne peut pas en trouver d’autres qui en font quelque chose de bien.

Fullmetal Alchemist raconte l’histoire de deux enfants qui vont tenter une expérience alchimique interdite pour tenter de ramener leur mère à la vie. Non seulement l’opération va échouer, mais en plus, Edward, l’aîné des enfants va perdre un bras et une jambe dans l’affaire tandis que son petit frère Alphonse perdra son corps tout entier, ne conservant que son âme parce qu’Edward a réussi à l’enfermer au dernier moment dans une armure qui traînait par là. Après cet échec, les deux enfants se lancent dans une quête qui leur prendra des années afin de trouver un remède qui permettra de récupérer leurs corps. Mais vu que les choses ne sont pas gratuites dans ce monde, ils vont bientôt devoir se poser la question : jusqu’où sont-ils prêts à aller pour se trouver un remède ? Jusqu’où leur morale peut-elle leur permettre de réussir leur objectif ?

Edward a donc une jambe et un bras en moins. Heureusement pour lui, il a pu les remplacer par un bras et une jambe mécaniques, les automails. Même si ces membres lui permettent de faire tout ce qu’un valide peut faire, ils ont plein de défauts avec lesquels le héros devra composer. Il n’a aucune sensation dans ses membres mécaniques, leur installation est douloureuse, d’autant plus qu’il faut les changer régulièrement parce qu’il n’a pas fini sa croissance. Ces trucs sont décrits comme inconfortables, et demandent beaucoup d’entretien. Il faut les huiler, ils s’encrassent et deviennent moins performants, ils se cassent souvent, que ce soit à cause d’une vis qui se barre ou parce qu’ils ont été malmenés lors d’un combat, et il faut aller à l’autre bout du pays pour les faire réparer… Bref, ces prothèses ont beau être sacrément pratiques, il n’empêche qu’elles s’accompagnent de leur lot de contraintes bien reloues pour le personnage.

Les personnages sont excellents. Bien entendu, dans leur quête désespérée et presque perdue pour trouver un remède, je ne peux que m’identifier à eux (même si j’ai bien conscience que pour moi, ce remède n’existe pas). Mais ces personnages ne se limitent pas à leur handicap. Ils sont drôles, aventureux, travailleurs. Edward a un côté colérique et petit con qui est savoureux. J’aime en particulier la première série sortie en 2003 qui met bien en évidence les personnages en enchaînant avec brio des passages à mourir de rire, et d’autres bien glauques et sombres, là où son remake de 2010 les met plus de côté pour se concentrer sur de grosses batailles épiques. Bref, c’est génial et j’aime beaucoup.

Joker de Todd Philips

Joker raconte l’histoire d’Arthur Flake, un homme atteint d’un trouble psychiatrique le forçant à avoir des fous rires incontrôlables à chaque fois qu’il est stressé ou gêné. Ce n’est pas qu’il trouve la situation drôle, bien au contraire, c’est qu’il ne peut pas se contrôler. Ce film montre comment la société va s’en prendre à lui, et l’abandonner à cause de ce toc jusqu’à l’humilier, puis jusqu’à ce qu’il décide d’assumer sa particularité. Il va alors devenir le Joker, un tueur en série se vengeant de la violence que les puissants font subir aux plus faibles.

Joker qui est un excellent thriller psychologique. Le moment où Arthur assume enfin son handicap est un moment de libération intense, même si à ce moment-là, il devient un tueur en série, ce qui n’est pas censé être cool. Mais si j’ai eu envie de citer ce film, c’est qu’apparemment il aurait aidé dans la vraie vie beaucoup de gens atteints du même trouble psychiatrique qu’Arthur Flake en faisant connaître leur trouble et en l’expliquant. Et franchement, que ce genre d’œuvre ait des conséquences très positives dans la vraie vie de certaines personnes, je trouve ça génial.

See

Maintenant nous allons parler d’une œuvre que j’ai découverte récemment alors que je préparais cet article. Une œuvre que j’ai beaucoup aimée, plus, il faut le reconnaître, pour sa superbe représentation du handicap que pour son scénario qui est assez classique. J’ai nommé la série de Steven Knight avec Jason Momoa : See.

L’histoire de See se déroule dans un univers postapocalyptique où toute l’humanité a perdu la vue depuis quelques siècles, causant une chute technologique et un retour au système féodal. Les survivants ont tout de même réussi à s’adapter. On suit donc l’histoire de Baba Voss, un guerrier, chef de clan, qui a pour enfants deux voyants. Dans ce monde où les voyants sont perçus, soit comme des dieux ayant des pouvoirs magiques, soit comme des démons à éliminer, Baba Voss et les siens vont devoir user de stratégies pour les cacher jusqu’à ce qu’ils soient capables de se débrouiller tout seuls…

Ce qui est génial dans cette série, c’est que son concept est traité avec beaucoup de sérieux. On sent que le showrunner a impliqué au maximum de vrais non-voyants pour rendre son univers le plus cohérent et crédible possible. Ainsi, pour un quasi-non-voyant comme moi, c’est un fantasme de worldbuilding. Toutes les techniques qu’utilisent les personnages, même certaines assez peu connues et qui peuvent paraître fantastiques, sont des méthodes que j’utilise vraiment ou que je vois des non-voyants plus expérimentés que moi utiliser. Un exemple tout con : le personnage de la reine possède des bagues en métal reliées entre elles par une petite chaînette qu’elle fait cliqueter à chaque fois qu’elle veut que son interlocuteur lui donne un objet dans sa main pour qu’il puisse la localiser. C’est tout con, mais ce genre de détails transpire la réalité et il fallait y penser. Pareil, les personnages sont capables de reconnaître pas mal de choses dans les intonations de la voix de leurs interlocuteurs, comme s’ils mentent, s’ils renferment des émotions, etc. Ça aussi, ça peut paraître fantasque alors que ça ne l’est pas du tout. Une de mes amies non-voyantes arrive à savoir rien qu’avec ma respiration quand j’ai faim ou quand j’ai assez mangé.

Jason Momoa oblige, la série est également riche en combats et là encore, ils transpirent de réalisme. Les personnages longent les murs avec leurs épées pour éviter les obstacles et s’écoutent pour pouvoir se jeter l’un sur l’autre quand ils sont au corps à corps. En soi, il y a un aspect didactique à voir comment ils vont trouver des techniques pour s’adapter à toutes les situations.

Au-delà de son propos, la série est également super éthique avec son casting. Si son personnage principal est joué par la super star Jason Momoa qui sert de tête d’affiche et d’argument marketing, tous les autres personnages non-voyants de la série sont joués par de vrais non-voyants et malvoyants. C’est tellement rare qu’une production décide de leur donner des rôles que ça ne peut que me rendre admiratif devant Steven Knight et son équipe.

Enfin, je dirais que cette série m’a marqué pour une autre raison. Avant elle, il m’était difficile de me fantasmer dans un univers post-apo. En tant que non-voyant, si j’étais téléporté dans l’univers de The Walking Dead ou de The Last of Us par exemple, je ne survivrais pas un quart d’heure alors que dans See, mon handicap devient la norme, et je peux plus facilement me projeter dedans. Je pense que l’un des objectifs de la fiction est de permettre aux gens de se fantasmer à la place de leurs héros. Que les non-voyants puissent faire de même est génial.

Code Geass : Lelouch of the Rebellion

– Attends, mais pourquoi tu parles de Code Geass ? Tu as pourtant dit tout à l’heure que tu trouvais que le personnage de Nanally n’était pas terrible…
– En effet, je trouve que le personnage de Nanally est ce qu’il est. Ce n’est pas d’elle que je veux parler ici, mais du personnage principal de la série : Lelouch Lamperouge, a.k.a. Lelouch vi Britannia, a.k.a. Zero.
– Hein ? Mais Lelouch n’est pas handicapé…
– Laissez-moi vous expliquer.

Je suis atteint d’une maladie génétique appelée le syndrome de Marfan . Pour l’expliquer grossièrement, disons que j’ai une molécule en trop faible quantité qui rend tous mes membres et mes organes plus longs, plus fins, plus élastiques et donc plus fragiles. C’est cette maladie qui est la cause de ma quasi-cécité, mais quand j’étais adolescent, ce risque n’était pas encore présent.

Quand j’étais ado, j’étais très grand et très fin. Mon physique était presque celui d’un anorexique. Ce n’est pas que je ne mangeais pas, au contraire, j’avais l’habitude de finir toutes les assiettes de mes camarades tellement j’avais la dalle. C’est que mon organisme avait de très grandes difficultés à stocker la graisse. J’étais hyperlaxe si bien que mes mouvements étaient anguleux. Et pour des raisons cardiaques, je n’avais pas le droit de faire du sport, je n’avais pas beaucoup de muscles et il suffisait que je grimpe deux étages à toute vitesse pour que je sois claqué (je force un peu le trait, mais à peine). Et tout cela faisait que je n’étais pas hyper à l’aise avec la représentation très physique des garçons-ados dans les films de l’époque. Quand je regardais tous ces joueurs de l’équipe de football américain du lycée, moi je ne me reconnaissais pas. Même dans Harry Potter qui était pourtant censé mettre en scène des ados avec des physiques lambda, il suffisait que Daniel Radcliff se mette torse nu (et il le fait au moins 5 fois dans les films) pour que je me dise « Je n’aurai jamais un corps comme celui-là ». « Je ne serai jamais normal ».

Et puis est arrivé Code Geass.

Code Geass est une série d’animation dont l’intrigue est un mélange entre du Shakespeare, des combats de méchas, des animes de lycée, de V pour Vendetta et du superhéros à la mode des années 2000. Et étrangement, ça fait de cette œuvre un des meilleurs animes japonais jamais sortis, souvent placé haut dans les tops sur internet. Mais ce n’est pas de sa superbe histoire que je vais parler. L’une des particularités de cette série est que le design de ses personnages est la plupart du temps longiligne. Le héros en particulier, Lelouch Lamperouge est grand et filiforme. Ses gestes sont hyper anguleux, avec certains mouvements de mains assez symptomatiques des personnes atteintes du syndrome de Marfan, mais loin d’en faire un handicap pour lui, sa gestuelle reconnaissable participe à lui donner son charisme et son magnétisme. Lelouch n’est pas non plus résistant physiquement et quand il traverse deux escaliers en courant, on le retrouve à souffler comme un bœuf, contrairement à la plupart de ses amis. Il compense par une grande intelligence et un génie tactique, qui lui donnent toute sa force.

En fait, Code Geass a pris toutes mes imperfections physiques de l’époque causées par mon handicap et les a mis en scène pour les sublimer, pour les rendre belles, puissantes, fascinantes. Et franchement, en tant que jeune complexant sur son physique, suivre les aventures de Lelouch m’a fait un bien énorme. Je me doute bien que les créateurs n’ont jamais envisagé de faire de Lelouch un Marfan ou un handicapé et d’ailleurs, tant mieux parce que ça lui permet de ne pas être limité à son handicap inexistant et d’avoir une personnalité forte. Cette patte graphique, on la doit uniquement au collectif CLAMP qui a fait de ces corps filiformes leur marque de fabrique. Mais peu m’importait. Lelouch avait mon physique. Alors quand en plus il s’agit d’un des meilleurs antihéros de l’histoire de la fiction (je n’ai pas peur de le dire) forcément ça me parle.

Si, sur Internet, Code Geass jouit d’une excellente réputation, la principale critique qu’on lui renvoie est justement le chara-design de ses personnages jugés trop anorexiques. Eh bien, ce physique, c’était le mien. Et grâce à Code Geass, j’ai pu en être fier.

Conclusion

J’ai été très long dans cet article. Il y avait beaucoup à dire, le sujet est vaste, et j’aurais pu m’attarder sur beaucoup d’autres points. Si je devais résumer mon propos en quelques lignes, je dirais : Mettez plus de personnes en situation de handicap dans vos fictions, mais surtout ne les limitez pas à cela. Faites-en des personnages complets. Le point de vue des valides par lequel on est souvent racontés ne représente pas les handicapés, mais la manière dont l’auteur considère le handicap. Il va imprégner de cette vision fausse et dégradante son public qui reproduira ensuite ces comportements dans la vraie vie. Mettez-vous à la place de la personne en situation de handicap et rappelez-vous qu’une personne est toujours beaucoup plus complète que son handicap. Nous ne sommes pas notre handicap.

Essayez juste de raconter l’histoire de notre point de vue.

DroZo

Pour discuter du sujet sur le forum, c’est par ici.

Share This Post

Compte collectif de La Garde de Nuit.

1 Comment

  1. Waou, un long et pertinent article qui éclaire sur pas de mal de choses. Etant moi-même auteur, écrivant beaucoup, ça fait pas mal réfléchir. Merci pour ce repartage d’un bel article 🙂 Et bravo à DroZo !

Leave a Reply