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La Compagnie Dorée et ses parallèles historiques : de Carthage aux condottières

La Compagnie Dorée et ses parallèles historiques : de Carthage aux condottières

Aujourd’hui, suite de nos aventures avec la Compagnie Dorée ! Nous avons vu la semaine dernière ce qu’il en était de cette compagnie de mercenaires dans la série (kof, kof…) et dans les livres. Tournons maintenant le regard vers notre propre histoire : ce deuxième article propose de se replonger dans le passé, et de réfléchir aux parallèles possibles entre ce passé et l’œuvre de George R.R. Martin.

Petit conseil avant de débuter : avoir en tête ce qu’est la Compagnie Dorée dans les livres, c’est d’elle dont nous allons parler ;).

Avant-propos : une mosaïque de parallèles historiques

Histoire médiévale et histoire antique, George R.R. Martin n’a jamais caché avoir puisé de nombreuses inspirations dans notre passé. La Compagnie Dorée ne fait probablement pas exception, et, même si l’auteur n’a jamais fait part d’inspirations précises la concernant, nous pouvons de notre côté dresser de nombreux parallèles, que ceux-ci soient volontaires ou non de la part de l’auteur.

Par déformation professionnelle, je vois beaucoup d’histoire antique dans la Compagnie Dorée (influences hellénistiques, carthaginoises, romaines), et c’est ce que je détaillerai le plus. Mais l’histoire médiévale et l’histoire moderne, comme nous le verrons, ne sont pas absentes, bien au contraire. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le mélange de ces trois périodes historiques se retrouve particulièrement dans la région des cités libres, où évolue la Compagnie Dorée, un lieu à la croisée d’Essos (qui reprend beaucoup d’élément de l’antiquité, mais aussi du Moyen Âge tardif et du début de l’époque moderne) et de Westeros (très majoritairement inspirée de l’époque médiévale) : l’histoire se fait ainsi géographie.

De manière plus générale, au-delà des parallèles avec notre histoire, la Compagnie Dorée permet de s’interroger sur différents processus et questions historiques : la composition et l’organisation de la Compagnie, la construction de son identité tout au long de son histoire et son rapport à Westeros, l’intégration de guerriers non originaires d’Essos dans ses rangs, son rôle dans la politique et les relations diplomatiques entre les cités libres, l’impact de sa réputation dans la guerre à venir, etc… Intéressant de noter, par exemple, que si les premiers exilés qui la composaient ont emporté avec eux certaines pratiques sociales, comme la chevalerie, plusieurs de leurs descendants ont, avec le temps, adopté des pratiques culturelles d’Essos, comme certains codes vestimentaires. La chevalerie ne semble pas s’être diffusée en dehors de la Compagnie, mais elle occupe en son sein une place majeure, participant à la construction de son identité, au rappel de ses origines, et à l’espoir de l’avenir. Cette thématique de circulation des pratiques culturelles, de leur conservation et de leur adaptation sont des processus étudiés en histoire : c’est vous dire à quel point George R.R. Martin détaille son monde.

« Quel que soit leur nom, les épées-louées affichaient une splendeur barbare. Comme maints représentants de leur profession, ils conservaient leurs richesses terrestres sur leur personne : s’exposaient des
épées ornées de joyaux, des armures filigranées, de lourds torques et de belles soieries, et chacun ici portait une rançon de roi en bracelets d’or. Chaque anneau représentait une année de service au sein de la Compagnie Dorée. »

(ADWD, Le lord perdu)

Un des éléments les plus caractéristiques et mémorables de la Compagnie Dorée, c’est la présence en son sein d’éléphants de guerre, et nous allons d’abord regarder de plus près ces grosses bébêtes. Nous verrons ensuite plus en détail la question du mercenariat.

Les éléphants de guerre dans les armées antiques

Quand on vous dit éléphants de guerre, à quoi pensez-vous ?
Okay, je vous avoue, j’ai directement en tête la charge des Oliphants lors de la bataille du champ de Pelennor (version film de Peter Jackson).

Plus historiquement, il est facile de penser à Hannibal et à ses éléphants qui traversent les Alpes. Il faut dire que cette traversée fut souvent représentée, notamment au XIXème siècle (1).
Creusons un peu plus du côté de l’histoire, et voyons certains usages de l’éléphant de guerre dans l’antiquité.

Gravure de la bataille de l'Hydaspe par André Castaigne - 1911 (crédits : Wikimedia Commons)

Gravure de la bataille de l’Hydaspe par André Castaigne – 1911 (Wikim. Commons)

Lors de sa conquête de l’Orient, Alexandre le Grand (334-323 av. J.-C.) eut à affronter des éléphants : une première fois face aux Perses lors de la bataille de Gaugamélès (331 av. J.-C.) – une quinzaine d’éléphants de guerre qui n’ont semble-t-il que peu pesé dans la bataille -, et surtout quelques années plus tard (326 av. J.-C.), sur les bords de l’Indus, lors de la bataille de l’Hydaspe face au roi indien Pôros. L’affrontement avec les 300 éléphants (nous disent les sources) marqua les esprits :

« [Alexandre] reconnaissait la difficulté de passer en face de Porôs; le nombre des éléphants, celui des Indiens tous bien armés, et disposés au combat, prêts à tomber sur les Grecs au sortir du fleuve, l’inquiétaient d’autant plus, qu’il prévoyait que l’aspect et les cris des éléphants mettraient sa cavalerie en désordre, qu’on ne pourrait être maître des chevaux qui se précipiteraient dans le fleuve. »

(Arrien, Anabase, livre V, chapitre III)

L’impact psychologique des éléphants sur le champ de bataille se retrouve également dans un traité militaire écrit par un certain Végèce, auteur romain du Vème siècle ap. J.-C.

« La masse énorme des éléphants, leur cri horrible, la singularité de leur figure effraient des hommes et des chevaux qui les voient pour la première fois. »

(Végèce, Epitoma rei militaris, livre III, chapitre XXIII)

C’est précisément le point que reprend George R.R. Martin, dans le cinquième tome de la saga, alors que Jon Connington (soutien du prince Aegon) évalue les atouts tactiques qu’il aura entre les mains :

« […] Au-delà, deux douzaines d’éléphants broutaient sur la berge, arrachant des roseaux avec leur trompe. Griff jeta un coup d’œil approbateur aux grands animaux gris. Il n’est pas dans tout Westeros de palefroi qui tiendra devant eux. »

(ADWD, Le lord perdu)

Une vingtaine d’éléphants, le lecteur pourrait se dire que ce nombre est finalement peu élevé. Mais il ne faut pas oublier que ces animaux coûtent cher à entretenir, et que même un nombre réduit de ces mastodontes peut se révéler être un avantage considérable, à la fois pour l’impact physique (les charges d’éléphants brisant les lignes ennemies, ou brisant les charges) mais aussi psychologique (surtout s’ils arrivent à Westeros, où aucune armée n’a jamais eu à les affronter). Ce nombre est en tout cas compatible avec le réalisme que souhaite donner Martin à sa saga de fantasy.

Plus ou moins fantasmées j'ai dit, ces tours. Bon, on notera au passage qu'elles n'existaient pas a priori à l'époque d'Alexandre. Gravure de la bataille de l'Hydaspe, par Johannes van den Avele - 1685 (crédits : Wikimedia Commons)

Plus ou moins fantasmées ces tours, hein ? – Gravure de la bataille de l’Hydaspe, par Johannes van den Avele – 1685 (Wikim. Commons)

Revenons maintenant à notre histoire. Après la mort d’Alexandre le Grand, en 323 av. J.-C., ses généraux s’affrontèrent pour la succession de son empire, et finirent par fonder leurs propres royaumes : ce sont les royaumes hellénistiques (vous en connaissez au moins un : le royaume des Ptolémée, en Égypte, dont Cléopâtre fut la dernière reine). Alexandre avait reçu des éléphants de guerre en présent au cours de sa conquête, mais ce sont ses successeurs qui les intégrèrent pleinement à leurs armées. Les éléphants en constituèrent une des originalités et devinrent un élément tactique et stratégique important. Il semblerait que ce soit à partir de cette époque que commencèrent à se développer des « tours » harnachées sur leur dos, pouvant accueillir jusqu’à trois ou quatre soldats, tours que l’on retrouve de façon plus ou moins fantasmée dans les représentations graphiques.

Pouvant être redoutables sur les champs de bataille, les éléphants de guerre n’étaient cependant pas une arme magique. Bien entendu, ils pouvaient être battus (frondes et flèches, contournement par la cavalerie, etc… 2). L’impact psychologique restait présent, mais il n’était plus nouveau : des éléphants étaient le plus souvent présents dans les deux camps lors des batailles rangées. Surtout, ils pouvaient représenter un danger majeur pour l’armée alliée : blessés ou paniqués, sans leur cornac, ils piétinaient ce qui se trouvait sur leur passage, et pouvaient briser une ligne alliée, mettant en danger la formation :

« Mais la plupart des éléphants de Ptolémée se dérobèrent […]. [ils] s’affolèrent et refluèrent précipitamment sur les lignes amies, de sorte que la [garde] de Ptolémée, bousculée par les bêtes, lâcha pied. »

(Polybe, extraits, V ; pendant la bataille de Raphia, en 217 av. J.-C., opposant Ptolémée IV à Antiochos III)

Tétradrachme de Séleucos I (revers). WikiCommons

Tétradrachme de Séleucos I (revers), représentant un char tiré par quatre éléphants. WikiCommons.

Au-delà de l’aspect purement militaire, les éléphants de guerre faisaient également partie intégrante de l’idéologie royale et participaient à la mise en scène du pouvoir. Ils illustraient entre autres la puissance et le prestige du souverain. Le roi Séleucos Ier portait l’épithète d’éléphantarque, et l’éléphant est très présent sur les monnaies de la dynastie séleucide.

Il n’y a pas de rois dans les cités libres d’Essos, mais les éléphants gris du Trône de Fer sont aussi présentés comme des signes de prestige à Volantis par exemple, où les nobles déambulent dans les rues sur leur dos. Au sein de la Compagnie Dorée, ils participent à la construction de son identité particulière et à sa réputation en Essos et en Westeros. Nul doute que s’ils sont utilisés en bataille rangée dans les prochains livres, ils marqueront les esprits dans les Sept Couronnes, et le parti du jeune Aegon serait bien avisé de s’en servir pour sa communication politique.

Reprenons notre récit à travers l’histoire. C’est bien avec Hannibal Barca et la cité de Carthage que l’image de l’éléphant de guerre s’est le plus diffusée auprès du grand public.

Buste d'Hannibal Barca, général des troupes carthaginoises pendant la deuxième guerre punique (WikiCommons)

Buste d’Hannibal Barca, général des troupes carthaginoises pendant la deuxième guerre punique (WikiCommons)

Grande rivale de Rome au cours des IIIème et IIème siècles av. J.-C., Carthage affronta la Ville au cours de trois guerres dites puniques. Ces conflits marquèrent durablement les Romains, et les auteurs classiques nous en ont transmis de nombreux récits.
Nous ne savons pas exactement à partir de quelle période les Carthaginois intégrèrent les éléphants à leurs armées, mais nous savons que dès la première guerre punique (264-241 av. J.-C.) ils en alignèrent face aux Romains.

Plusieurs années après, au cours de sa traversée des Alpes (hiver 218 av. J.-C.), Hannibal prit avec lui quelques dizaines d’éléphants. Beaucoup périrent des conditions climatiques, les survivants affrontèrent les Romains à Trebie et au lac Trasimène, où ils disparurent. Le jeune Aegon Targaryen lui, après la traversée du détroit, n’a pour le moment que trois éléphants…. On va dire que les traversées ne réussissent pas aux éléphants… (Oh, s’il te plaît monsieur Martin, permet à Aegon d’avoir plus que trois éléphants à Westeros, et donne-nous une bataille rangée avec des éléphants. S’il te plaaaaaaaaît).

Hannibal poursuivit la guerre sur le sol italien où il connut des difficultés, puis fut rappelé à Carthage en 203 av. J.-C. pour faire face aux attaques romaines en Afrique. A Zama, en 202, la bataille rangée (avec 80 éléphants du côté d’Hannibal) tourna en faveur des Romains : Hannibal perdit face au jeune Scipion l’Africain… Je vous avoue, j’aime bien faire un rapprochement entre Hannibal et Aigracier, le fondateur historique de la Compagnie Dorée (le charisme qui leur est attribué dans les sources et l’imaginaire commun, un certain sens de la stratégie militaire, une histoire qui leur colle un ennemi héréditaire), mais c’est peut-être aller trop loin.

Bataille de Zama, par Cornelis Cort (1567). WikiCommons.

Bataille de Zama, par Cornelis Cort (1567). WikiCommons.

Par la suite, les Romains intégrèrent à certaines de leurs armées des éléphants. César eut par exemple à en affronter 60 au cours de la bataille de Thapsus (46 av. J.-C.) contre les derniers partisans de Pompée. Mais avec l’Empire Romain, les éléphants disparurent quasiment définitivement des champs de bataille occidentaux, et ne servirent plus qu’aux jeux du cirque (snif !).

Par la suite dans l’occident médiéval, hormis quelques rares cas tout a fait exceptionnels, l’éléphant de guerre n’est pas employé sur le champ de Bataille.

En revanche, le mercenariat ne cessa jamais d’être une pratique militaire courante – même si variable en fonction des époques-, en tout cas au moins jusqu’à l’apparition des États-nations.

Mercenaires d’armée et compagnies de mercenaires

Sans prétendre à l’exhaustivité, essayons de voir les éléments communs que nous trouvons entre la Compagnie Dorée, et les différentes pratiques de mercenariat aux époques antique, médiévale et moderne.

Pour faire simple, nous admettrons que les mercenaires sont des soldats professionnels qui louent leurs services à divers employeurs en échange d’une solde.

Histoires et pratiques du mercenariat

  • Périodes antiques

Durant l’époque antique, l’utilisation de mercenaires était régulière, en particulier au sein des monarchies hellénistiques (où ils deviennent une institution essentielle des armées), ou encore à Carthage.

Au sein du monde grec, les sources témoignent d’un essor du mercenariat au IVème siècle avant notre ère, alors que le modèle classique de l’armée civique (les citoyens-soldats) était fragilisé par la guerre du Péloponnèse. De nombreux mercenaires grecs, mais pas uniquement, étaient alors employés par les cités, pour combattre, se défendre, ou lancer des expéditions. Les modes de recrutement de ces mercenaires sont mal connus, mais cette pratique de recruter des mercenaires dans le cadre des conflits incessants entre cités grecques (et le IVème siècle est bien chargé sur ce plan-là) fait beaucoup penser à la situation des cités libres dans le Trône de Fer. En guerre presque constamment les unes contre les autres, et la grande majorité ne possédant pas d’armée propre, elles ont recours aux compagnies de mercenaires, appelées compagnies libres.

"La mer ! La mer !", B. Granville Baker, 1901 - D'après l'Anabase de Xénophon (WikiCommons).

« La mer ! La mer ! » ; les rescapés des Dix-Mille, par B. Granville Baker, 1901 – D’après l’Anabase de Xénophon (WikiCommons).

On trouve également des mercenaires grecs en Égypte, ou en Orient auprès des Perses. Un des exemples les plus connus de cette pratique nous est raconté dans l’Anabase, œuvre écrite par Xénophon (~430-355 av. J.-C.). Elle raconte l’expédition des Dix-Mille, des mercenaires grecs (dont faisait partie Xénophon) engagés par Cyrus le Jeune dans sa lutte fratricide contre Artaxerxès II pour le trône de Perse. Ce serait peut-être surinterpréter que de rapprocher les Dix-Mille (ils étaient 13 000 en vrai) des effectifs de la Compagnie Dorée. Néanmoins, cette épopée est relativement célèbre dans l’imaginaire commun, car souvent reprise et mise en scène dans les arts (au passage, je vous conseille vraiment le film Les Guerriers de la Nuit / The Warriors [Walter Hill, 1979], transposition de l’Anabase dans la New York des gangs dans les années 70, il est vraiment sympa).

Sautons les royaumes hellénistiques pour regarder directement ce qui se passe à Carthage. L’armée de la cité punique est une mosaïque de soldats de statuts divers (citoyens de Carthage, alliés, surtout mercenaires) et d’origines différentes (des Puniques, des Numides, des Hispaniques, des Lybiens, des Crétois, des Celtes, etc..). La particularité de Carthage est qu’elle eut un recours particulièrement massif aux mercenaires pour mener ses guerres.

« Ils (les Carthaginois) firent de grandes levées de soldats au-delà de la mer, dans la Ligurie, dans les Gaules, de plus grandes encore dans l’Espagne, et ils les envoyèrent toutes en Sicile. »

(Polybe, Histoires, livre I, chapitre III)

Salammbô, par Alfonso Mucha (1896). WikiCommons.

Salammbô, par Alfonso Mucha (1896). WikiCommons.

L’histoire de Carthage et de ses mercenaires a notamment été popularisée au XIXème siècle par le roman historique Salammbô, de Gustave Flaubert (1862), qui raconte en s’appuyant sur Polybe, mais de façon romancée et selon une vision fortement empreinte d’orientalisme, la guerre des mercenaires qui se déclencha peu après la première guerre punique (3).

L’origine pluriethnique et pluri-géographique des mercenaires est quelque chose qui n’est certes pas spécifique à Carthage (l’armée perse est un autre exemple), mais c’est un élément sur lequel les sources antiques mettent l’accent.

Il est intéressant de noter, à une échelle bien plus réduite, qu’au sein même de la Compagnie Dorée se trouvent en plus des Ouestriens de nombreux guerriers d’origines différentes (Volantains, Dothrakis, Lysiens, Estiviens), qui ont été intégrés à la compagnie au cours de son histoire, et qui peuvent accéder au rang de sous-officier ou d’officier (le Capitaine Général de la Compagnie reste Ouestrien en revanche). Certaines ethnies sont d’ailleurs spécialisées dans une discipline militaire en particulier : les Estiviens sont ainsi des archers redoutables.

« Un tiers des hommes de Balaq employaient des arbalètes, un autre tiers l’arc oriental à double courbe, en corne et en tendon. Meilleurs encore, les arcs droits en if que portaient les archers de sang ouestrien, et meilleurs que tous ceux-là, les arcs droits d’orcœur chéris par Balaq le Noir lui-même et ses cinquante Estiviens. »

(ADWD, Le griffon ressuscité)

On retrouve également dans les sources antiques cette association entre ethnie et corps militaires. Carthage recrutait ainsi des archers crétois, des cavaliers numides, des lanciers lybiens, des frondeurs des Baléares, etc… Les Crétois par exemple étaient très réputés pour leur art de l’archerie – comme les Estiviens.

Faisons maintenant un nouveau saut dans le temps, et regardons ce qui se passe aux époques médiévales et moderne. Je serais plus brève, connaissant moins dans le détail ces deux époques. Mais vous verrez que l’on peut dresser des parallèles forts intéressants, notamment avec la période de la Guerre de Cent Ans, et avec l’Italie au tournant de l’époque médiévale et moderne.

  • Les mercenaires au Moyen Âge

Au début du Moyen Âge, le système féodal se construit progressivement, et le lien vassalique, où les vassaux devaient à leur suzerain un service militaire, se met en place : les armées sont alors majoritairement composées de troupes levées temporairement par les seigneurs sur leurs terres, et l’ost royal était composé de ces armées seigneuriales assemblées. C’est dans les grands traits le système que l’on trouve dans le royaume des Sept Couronnes.

A l’image de Bronn dans la saga, les mercenaires ne sont cependant pas inconnus, et leur poids augmente dans les environs du milieu du Moyen Âge. En effet, les XIIème-XIIIème siècle voient une transformation du système féodal, et le lien vassalique se distend progressivement. On trouve de plus en plus de troupes de mercenaires au sein des armées royales, notamment sous le règne d’Henry II Plantagenêt (qui procède à des enrôlements systématiques de mercenaires, et qui fournit même leur équipement), puis sous Philippe Auguste.

La bataille de Brignais (1362), où l'ost royale est battue par des Grandes Compagnies, dont celle des Tard-venus, menés par Seguin de Badefol (manuscrit de Gruuthuse, -Jean Froissart- XVe ; BNF. WikiCommons)

La bataille de Brignais (1362), où l’ost royale est battue par des Grandes Compagnies, dont celle des Tard-venus, menés par Seguin de Badefol (manuscrit de Gruuthuse, -Jean Froissart- XVe ; BNF. WikiCommons)

Armées et pratiques de la guerre évoluent conjointement aux systèmes politiques, et le XIVème siècle voit émerger de véritables compagnies de mercenaires : les Grandes Compagnies, qui s’organisent dans le contexte de la guerre de Cent Ans (1337-1453), et en particulier après la paix de Brétigny (1360). Ce mouvement est en partie lié à ce qu’il se passe en Italie à ces périodes avec le système des condottières que nous verrons juste après.
Au cours de la guerre de Cent Ans, ces mercenaires, aussi appelés « routiers » (ils ne sont pas attachés à une terre en particulier, mais se déplacent), jouent un rôle important au sein des armées où elles sont très régulièrement enrôlées. Elles acquièrent cependant mauvaise réputation, car elles sont très souvent liées aux pillages, ravages et exactions diverses sur la population locale, notamment lorsqu’elles sont licenciées après une campagne (on peut notamment penser aux troupes menées par Seguin de Badefol qui ravagent le Lyonnais en 1361-1362). Les Chroniques de Jean Froissart (1337-1410), dont on sait qu’elles ont été lues par George R.R. Martin, permettent de documenter ces compagnies pour la première moitié de la guerre de Cent Ans.

Notons, en petit aparté, que le terme anglais free compagny (qui est celui utilisé par George R.R. Martin pour désigner ses compagnies libres d’Essos), est utilisé en priorité pour désigner les compagnies qui évoluent en France, mais peuvent aussi désigner celles que l’on trouve dans le reste de l’Europe occidentale.

  • Les condottières dans l’Italie médiévale et moderne
Plan de la cité libre de Braavos (crédits : Babar des Bois, d'après Les cartes du monde connu)

Plan de la cité libre de Braavos (crédits : Babar des Bois, d’après Les cartes du monde connu) – cliquez pour agrandir.

Penchons-nous à présent sur l’Italie. A cette époque, la région du nord et du centre de la péninsule est morcelée en de nombreuses entités politiques indépendantes. On y trouve des duchés et des principautés, mais le modèle le plus répandu est celui des communes, des cités-états autonomes de taille et d’importance très variées. On pourra citer les Républiques maritimes par exemple (Amalfi, Pise, Venise, Gênes…), et bien d’autres comme Pérouse, Bologne, Sienne, Vérone, Florence, etc…. Ces cités offrent de très nombreux parallèles avec les cités libres d’Essos. Braavos en particulier, avec ses canaux, sa banque, sa puissance maritime et commerciale, son système politique, son carnaval et ses représentations théâtrales à la commedia dell’arte, est très fortement influencée par la Venise de l’époque médiévale et moderne.

A la fin du Moyen Âge, ce contexte de morcellement politique, doublé d’une croissance économique des cités dû au développement du commerce et à l’accroissement des richesses (4), ainsi que de nombreuses tensions politiques favorisent les luttes et les guerres constantes entre les cités (on se rappellera notamment de la guerre entre Guelfes et Gibelins aux XIIème-XIIIème siècles, qui impliqua les communes).

Parallèlement, le développement démographique, la fixation des droits d’héritage favorisant l’aîné (la primogéniture) et les troubles engendrés par la guerre de Cent Ans créent un surplus de guerriers. Soldats et nobles (de nombreux puînés) trouvent alors dans les cités italiennes des employeurs réguliers, et le XIVème siècle voit ainsi émerger des troupes de mercenaires, sous la conduite d’un chef (un noble le plus souvent) : le condottière, véritable entrepreneur de guerre. Ces troupes sont très souvent hétéroclites, regroupant des Français, des Germains, des Catalans, des Hongrois, des Italiens, des Allemands, des Anglais, etc…

Gravure de John Hawkwood (1323–1394), condottière de la Compagnie Blanche (WikiCommons).

Gravure de John Hawkwood (1323–1394), condottière de la Compagnie Blanche (WikiCommons).

Des troupes se constituaient en véritables compagnies organisées, les « Compagnia di Ventura » dont les noms, ainsi que ceux de leurs condottières, nous sont parvenus : la « Compagnia di San Giorgion », la « Compagnia della Stella », la « Grande Compagnia » (en majorité constituée d’Allemands), la « Compagnia Bianca » (comptant beaucoup d’Anglais). Elles pouvaient regrouper jusqu’à plusieurs milliers d’hommes. Elles étaient recrutées par le biais de contrats par les cités ou les princes, pouvant passer d’un camp à l’autre dans des guerres incessantes. La « Compagnia Blanca » est peut-être la plus connue du grand public, puisqu’elle a inspiré un roman à Sir Arthur Conan Doyle (La Compagnie Blanche, 1891, qui raconte ceci dit une toute autre histoire). Elle est celle qu’il est le plus facile de rapprocher de la Compagnie Dorée.

Il y a en effet là une multitude de parallèles à dresser. On retrouve en partie la sociologie du recrutement de la Compagnie Dorée : des soldats, mais aussi de nombreux nobles, venant d’horizons géographiques variés (tout en conservant une majorités d’Ouestriens en son sein). La Compagnie Dorée elle-même est à l’origine étrangère (et a toujours conservé des particularismes, comme les noms de maison, la chevalerie, etc…). On rappellera également qu’une des compagnies libres d’Essos se nomme « les Puînés ».
On retrouve également à Essos le contexte de luttes constantes entre les cités, notamment entre les cités maritimes (Braavos, Lys, Tyrosh, Pentos, Volantis, un peu Lorath), et le recours aux troupes de mercenaires pour leur défense. On connait dans la saga une vingtaine de noms de compagnies, toutes périodes confondues, de taille et de types différents (les Corbeaux Tornades et les Puînés, par exemple, sont des petites compagnies de cavaliers). La Compagnie Dorée – qui au début de la saga avait passé un contrat avec la cité de Myr – est la plus puissante et la plus prestigieuse d’entre elles, et est engagée à grands frais.

Une question de réputation

Dans le Trône de Fer, la tendance générale est de mal voir les compagnies libres. Si les mercenaires sont recrutés, car utiles dans les guerres, la majorité des personnages ne cesse de dire qu’il faut s’en méfier, qu’ils ne sont pas dignes de confiance, qu’ils ne se battent que pour l’argent, qu’ils fuient sur le champ de bataille face à l’ennemi, qu’ils peuvent facilement trahir leur employeur initial (et de fait, on ne compte pas moins de cinq changements d’allégeance pour les compagnies libres dans la saga principale). Certaines compagnies revêtent en plus une réputation exécrable en raison de leur comportement de pillages et d’exactions, comme les Braves Compaings, dont le surnom éloquent est les Pitres Sanglants.

On retrouve certains de ces éléments dans des sources historiques. Machiavel avait par exemple une vision particulièrement négative des compagnies mercenaires en Italie, qu’il accusait de participer à l’affaiblissement des cités, et prônait la création d’une armée citoyenne et permanente.

« Le prince dont le pouvoir n’a pour appui que des troupes mercenaires, ne sera jamais ni assuré ni tranquille ; car de telles troupes sont désunies, ambitieuses, sans discipline, infidèles, hardies envers les amis, lâches contre les ennemis ; et elles n’ont ni crainte de Dieu, ni probité à l’égard des hommes. »

(Machiavel, Le Prince, chapitre XII)

La Compagnie Dorée dans le Trône de Fer échappe quelque peu à ces considérations, et au contraire jouit plutôt d’une bonne renommée. En cela, elle peut se rapprocher de la « Compagnia Bianca » de John Hawkwood. Le condottière avait en effet mené des réorganisations au sein de sa compagnie, qui acquit sous son commandement une bonne réputation.
Pourtant même la Compagnie Dorée peut-être déconsidérée par les nobles de Westeros :

« Appelez-les comme vous voudrez, riposta Randyll Tarly. Ils n’en restent pas moins de vulgaires aventuriers. »

(ADWD, épilogue)

Ce mépris de la part du seigneur de Corcolline n’est alors pas lié aux pillages ou aux troubles que les mercenaires engendrent, mais bien à une question de valeurs. En cela, on peut peut-être trouver un parallèle avec la période antique, où le modèle du citoyen-soldat qui défend sa cité était souvent mis en avant par les sources comme étant un idéal, un devoir. Le mercenaire qui lui se met au service d’une communauté qui, par définition, n’est pas la sienne, est moins considéré.

« Pour ce qui est de la guerre sur terre, les Romains ont de bien meilleurs soldats, car ils consacrent tous leurs soins à l’entraînement tandis que les Carthaginois négligent tout à fait leur infanterie et n’accordent que peu d’attention à la cavalerie. La raison en est que les troupes qu’ils emploient sont des mercenaires étrangers, tandis que celles des Romains sont des gens du pays et des citoyens. »

(Polybe, Histoire, livre VI)

Conclusion

Que de parallèles possibles pour un tout petit morceau de l’univers inventé par George R.R. Martin ! L’autrice de ces lignes a même fini par s’y perdre (heureusement, on l’a retrouvée). Si certains rapprochements sont certainement involontaires de la part de Martin, d’autres en revanche sont assez probables (je mets mes billes sur Carthage et les condottières en particulier). Au delà de la grande culture historique de George R.R. Martin, le fait que toutes ces réflexions soient possibles démontre la richesse et la complexité de son monde.

Allez, pour la route, un dernier parallèle ? Malgré les critiques envers les mercenaires en général, une des caractéristiques propre à la Compagnie Dorée est sa discipline stricte. En cela, elle peut rappeler les légions romaines (notamment de l’époque impériale), elles aussi grandement réputées dans les sources, et symboles dans l’imaginaire commun de discipline et de puissance militaire (ce qui n’est peut-être pas anodin, si ce parallèle est voulu par Martin).

« En cela, la Compagnie Dorée avait prouvé sa valeur. Le chaos qui aurait inévitablement retardé une telle marche avec un ost assemblé à la hâte à partir de chevaliers de maison et d’enrôlements locaux ne s’était jamais manifesté. Ces hommes étaient les héritiers d’Aigracier, et la discipline était leur lait maternel. »

(ADWD, le Griffon ressuscité)

Tous les auteurs font foi que chaque consul ne menait contre les ennemis les plus redoutables, que deux légions renforcées de troupes alliées, tant on comptait sur la discipline et la fermeté des légionnaires.

(Vegèce, chapitre IV)

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Quelques pistes bibliographiques :

  • Pierre Schneider, Les Éléphants de guerre dans l’Antiquité : IVe-Ier siècles avant J.-C, 2015.
  • Paul Goukowsky, « Le roi Pôros, son éléphant et quelques autres », Bulletin de Correspondances Helléniques, n° 76,‎ 1972, p. 473-502.
  • Patrick Baker, « Les Mercenaires », dans Fr. Prost (éd.), Armées et Sociétés de la Grèce classique. Aspects sociaux et politiques de la guerre aux Ve et IVe siècle av. J.-C., 1999, p. 20-255.
  • Yann Le Bohec, Histoire militaire des guerres puniques, 2001.
  • Philippe Contamine, Guerre, État et société à la fin du Moyen Âge : études sur les armées des rois de France, 1337-1494, (2 vol.), 2003
  • Jean-Louis Biget et Boris Bove, Le temps de la Guerre de Cent ans (1328-1453), Histoire de France, Belin, 2014.
  • Guido Ruggiero, The Renaissance in Italy: A Social and Cultural History of the Rinascimento, Cambridge University Press, 2015.

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Notes de bas de page

  1. 1 Pour une représentation plus ancienne de la traversée des Alpes par Hannibal, voir l’œuvre de Jacopo Ripanda, artiste du XVème/XVIème siècle, au Musei Capitolini (Rome).
  2. 2 Pour les stratégies contre les éléphants de guerre, je vous renvoie aux écrits de Végèce et à son traité militaire, l’Epitoma rei militaris.
  3. 3 On retrouve dans l’oeuvre de George R.R. Martin et dans le reste de sa bibliographie (Riverdream), certains éléments empruntés au mouvement de l’orientalisme (mouvement littéraire et artistique du XIXème siècle). Il n’est pas impossible que Salammbô, ou une de ses adaptations, ait trouvé en l’auteur un écho.
  4. 4 Tout au long de l’époque médiévale, de nouveaux horizons commerciaux se sont ouverts, notamment en raison des croisades : l’Italie avait une place stratégique au sein de la Méditerranée, pour le transport d’hommes, mais également pour les échanges de marchandises. Les républiques maritimes, en particulier, se sont glissées dans les réseaux commerciaux avec l’Orient, et ont ainsi accru leurs richesses.

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6 Comments

  1. Étant donné que Gregor Clegane, qui monte probablement un cheval d’1m70 au garrot, est surnommé « La Montagne à cheval », on peut facilement imaginer la terreur que ressentiront les ennemis de la Compagnie Dorée en voyant face à eux des montures de 4m de haut (et qui ont des défenses !).

  2. Ouaip ! Le Sieur Martin aime bien l’histoire et nous fait partager sa passion d’une bien belle façon… 😉

    Merci pour le récapitulatif sur le sujet, il est édifiant. Si notre auteur adulé se coule toujours autant dans le moule de l’histoire humaine, il y a fort à parier que sa fin sera plus amère que douce… 🙂

  3. Merci beaucoup pour cet article très instructif !

  4. J’aime beaucoup ce récapitulatif très bien documenté, Babar ; c’est très agréable à lire. Des notes et une bibliographie, que demander de plus ? Merci pour ton travail. Mais où trouves-tu le temps de tout préparer ?

  5. Je rajouterais aussi que l’on peut faire un parallèle avec la Garde varangienne, ou « varègue », des Empereurs byzantins. Des Scandinaves ont été engagé à Byzance en tant que mercenaires permanents intégrés à la Garde impériale en 866. Ils se sont très vite adapté à la mode byzantine, surtout en ce qui concerne les dorures et l’apparat, l’usage de tuniques rouges et colorées, etc. Ils apportaient à l’Empire sur le champ de bataille une infanterie lourde (ils étaient connu pour leur usage de la hache « danoise » à 2 mains), apportant un complément de bienvenu aux armées byzantines qui misaient plus sur la cavalerie légère d’archers montés ou l’infanterie légère régionale (ils affrontaient surtout des armées nomades ou semi-nomades comme les Turcs Seldjoukides ou les Pétchénègues, peuples nomades Turcs du nord de la Mer Noire). A partir de 1066, année de la bataille d’Hastings, de nombreux « Housecarles » danois et saxons de la garde d’Harold Godwinson intégrèrent leurs rangs, au point que dans les siècles suivants on les qualifie de « Porteur de hache anglais ». Leur dernière mention dans les textes date de 1410.

  6. Super travail Babar. Je n’avais pas pris le temps de lire l’article jusqu’à maintenant, mais c’était une erreur, le style est très agréable !
    GrrM a déjà démontré sa connaissance de l’histoire européenne (et pas seulement anglo-saxonne); il est effectivement fort probable que certains (tous?) les parallèles relevés ici soient volontaire de sa part.

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