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Entretien avec… Anne Besson

Entretien avec… Anne Besson

Lors des Imaginales 2019, la Garde de Nuit a eu la chance de rencontrer des auteurs et autrices qui font l’actualité de la fantasy en France. Nous avons ainsi pu leur poser quelques questions concernant leur perception de l’œuvre de George R. R. Martin et son impact sur le monde de l’écriture fantasy. Dans les semaines qui viennent, nous vous proposerons donc une retranscription de leurs propos passionnants et leurs perspectives uniques sur les écrits du Trône de Fer et sur la série qui en est dérivée.

C’est Anne Besson qui a cette fois bien voulu répondre à nos questions. Professeur en littérature générale et comparée à l’université d’Artois (à Arras), Anne Besson est spécialiste des littératures de l’imaginaire (fantasy, science-fiction, etc.). Elle est notamment l’autrice de La fantasy (2007) et a dirigé le Dictionnaire de la fantasy (2018). Elle mène plusieurs MOOC (formations en ligne) autour de la fantasy et de la science-fiction, a dirigé de nombreux colloques (dont « Fantasy & histoire(s) »), et intervient régulièrement dans les médias sur les littératures de l’imaginaire.

La Garde de Nuit : Bonjour et merci pour le temps que vous nous accordez. Revenons tout d’abord sur votre parcours universitaire : qu’est-ce qui vous a amené à choisir la fantasy comme sujet d’étude ? Et est-ce que ça a été facile (sachant que dans le milieu universitaire, on étudie davantage la littérature classique) ?

Anne Besson : Ce n’est toujours pas facile actuellement, et assez peu de personnes travaillent sur la fantasy, malheureusement. Ma propre thèse portait sur les romans « à suivre » : en quoi des suites de romans, d’Asimov à Tolkien, ne se présentent pas comme les romans isolés, et quelles sont leurs particularités. Tolkien et Ursula Le Guin étaient dans le corpus, mais celui-ci était plus large que la seule fantasy, avec du polar, roman d’aventure, roman d’espionnage, science fiction, fantasy. J’ai alors constaté qu’il y avait véritablement très peu de travaux là-dessus, sur ce qu’à l’époque on appelait la para-littérature.

GdN : « Para-littérature », ce n’était donc pas considéré comme de la littérature ?

AB : Le terme de para-littérature n’était pas péjoratif à l’origine, même s’il a été jugé comme tel. Il a été fabriqué pour remplacer les termes de sous-littérature ou infra-littérature qui eux hiérarchisent : « para », cela signifie « à côté » et aussi « à travers ». Cela voulait dire qu’il y avait des porosités mais également un fonctionnement différent.
Effectivement, le but des auteurs de fantasy et de littérature de l’imaginaire n’est pas exactement le même que celui des auteurs de littérature qu’on appelle « blanche », parce qu’ils prennent davantage en compte les attentes préalables du public (ce qu’on appelle la dimension commerciale). Mais pour moi, essayer de voir ce qu’attend le public et essayer de voir comment on peut y répondre en étant original (parce que si on fait exactement la même chose, on ne va pas non plus pouvoir rencontrer le public), ce n’est pas si « standard » que ça.

Pour en revenir à la première question, j’ai donc fait cette thèse, et quand elle a été terminée, en 2001, ça a été l’explosion de Harry Potter, du Seigneur des Anneaux de Jackson… J’arrivais alors avec ma théorie sur les cycles, des romans « à suivre » qui approfondissaient un univers, et où les personnages vieillissaient au fur et à mesure, et cela marchait vraiment très bien pour Harry Potter. Il se trouve que j’étais à peu près la seule à pouvoir parler de ça à ce moment-là. Cela a donc été une vraie opportunité pour ma carrière. J’ai eu beaucoup de chance, j’étais partie avant tout le monde et je suis arrivée au bon moment, ce qui m’a permis de développer plein de travaux très intéressants, parce que la fantasy et les mondes fictionnels n’ont ensuite pas cessé d’attirer l’attention, et j’ai pu me nourrir de beaucoup de nouvelles œuvres.

Ensuite je me suis retrouvée dans une équipe qui était spécialisée dans la littérature pour la jeunesse, à Arras, où j’ai pu être recrutée facilement.
Cependant, ce qu’il faut savoir, c’est que je suis normalienne (École Normale Supérieure) et agrégée (titulaire d’un concours de l’agrégation), et c’est pour cette raison que j’ai pris ce « risque » de travailler sur cette littérature. Les gens me le déconseillaient plutôt, avec un « parcours d’excellence » comme le mien, en me disant : « Ça risque de te nuire ». C’est beaucoup plus facile d’assumer ce genre de choix lorsque par ailleurs on a comme bagage un parcours qui permet de prouver aux gens qu’on n’est pas là juste pour le fun ni parce qu’on est fan, mais parce qu’il y a des choses intéressantes à dire sur ces objets d’études.

Voilà, mon conseil pour ceux qui veulent faire une thèse ou faire carrière là-dedans, c’est de bien bétonner tout ce qui relève de la culture classique, parce qu’on va avoir à donner des cours sur toutes les périodes, tous les siècles : il faut pouvoir dire à votre employeur que vous êtes capable de faire un cours d’agrégation pour être pris au sérieux.

GdN : C’est encore le cas aujourd’hui ?

AB : C’est moins le cas pour développer des recherches : il y a beaucoup de colloques, beaucoup de revues, beaucoup de possibilités de recherches intéressantes, et une véritable demande d’expertise sur les contenus, y compris chez des maisons d’éditions. Cependant, ce n’est pas une garantie pour que ça se transforme en postes universitaires. Là, il y a encore un vrai pas à franchir.

GdN : Est-ce que cela veut dire qu’il y a deux attentes différentes entre le public demandeur d’approfondissements sur ces sujets-là et le milieu universitaire qui ne le prendrait pas au sérieux ?

AB : Eh bien à l’université, on est enseignant-chercheur ; on a donc tout un service d’enseignement à assurer, un service d’enseignement globalement généraliste, c’est-à-dire de culture générale littéraire qui doit permettre à nos étudiants d’acquérir les bases qui à leur tour leur permettront d’être profs en collèges et lycées. Il faut être capable de dépasser une seule spécialisation.

Et par ailleurs, c’est tout bêtement une question d’économie de l’université en France : il n’y a pas assez de postes. Il y a dix ans, par exemple, j’étais sûre – vu les attentes des étudiants et du public – que les postes qui s’ouvriraient seraient de plus en plus nombreux pour ces spécialités. Ça ne s’est pas fait, parce que le nombre de postes s’est réduit et ça n’a pas cessé depuis.
En conséquence, forcément, il y a des résistances qui se sont élevées, des résistances protectionnistes qui résument à cette question : quand il y a un poste, est-ce que tu le donnes à un spécialiste de Proust ou un spécialiste de George R. R. Martin ? Ça sera plutôt à un spécialiste de Proust, parce que derrière il y a une tradition d’études proustiennes qu’il faut préserver, etc… C’est une forme de « protectionnisme » si on veut, mais c’est vraiment lié à la rareté des postes.

Cependant, aujourd’hui, tout le monde se rend bien compte que ce type de recherche présente un intérêt, et par exemple, c’est devenu difficile d’obtenir un poste de médiéviste si on n’est pas au courant de la réception du Moyen Âge dans la culture d’aujourd’hui, de même qu’on peut demander aux antiquisants de faire une ouverture sur Harry Potter ou sur Rick Riordan. Donc ça avance, mais des « vrais » spécialistes de la fantasy (recrutés à des postes sur la fantasy), non, il n’y en a pas encore.

GdN : Est-ce que vous pensez que la réception du Trône de Fer et surtout de la série qui en est tirée, Game of Thrones, va changer les choses, dans l’acceptation de la fantasy, dans un peu tous les milieux ?

AB : Oui et c’est déjà le cas. Je pense que la connaissance de la fantasy par le grand public est désormais à peu près acquise, même si le nom n’est toujours pas forcément connu. C’est vrai qu’à chaque fois qu’on est interviewé, il faut redéfinir ce qu’est la fantasy.

GdN : Et notamment la différence entre fantasy et fantastique…

AB : Oui, c’est vrai. « Fantastique » est souvent perçu comme étant la traduction française de « fantasy ». Pour George R. R. Martin, vous pouvez utiliser « médiéval-fantastique » qui est pratique mais qui ne vaut pas pour l’ensemble du genre.

En fait, la succession Tolkien-Rowling-Martin est intéressante à étudier. Avec ce passage de relais, le genre a dépassé ce qu’on considérait comme un « public de niche ». Et avec Martin, une nouvelle dimension est apparue dans les médias : Martin – la série télé Game of Thrones, en tous cas, distinguons -, a été perçu comme ayant marqué une espèce d’entrée dans la maturité d’un genre qui était encore associé à l’enfance. La saga littéraire et la série télévisée ont vraiment mis ces littératures-là sous le feu des projecteurs.

Je pense qu’il n’y a pas tellement de genre qui soient mieux connus, mieux identifiés. Même si on a le sentiment d’un certain mépris médiatique, il ne touche pas ces grands blockbusters, on l’a bien vu avec les sollicitations innombrables autour de la huitième saison.

GdN : Oui, c’est vrai qu’on a eu des demandes assez étranges de la part des grosses chaînes, ils voulaient des gens déguisés qui regardent. Ils voulaient de l’exotisme et des gens un peu bizarres qui lisent de la fantasy et regardent la série et vivent leur passion de manière un peu extrême. Après, dans certains médias, il y a quand même davantage de considération. Par exemple, le Monde a fait pas mal d’articles assez intéressants (mais aussi France Culture, le Point Pop).

AB : C’est vrai que les choses évoluent très peu, en tous cas dans certains médias. C’est lent, voire très lent. Mais si on compte le nombre d’articles qui étaient faits il y a dix ans et le nombre d’articles maintenant, c’est sans commune mesure. Il y a eu une vraie explosion quantitative, après, qualitativement, effectivement, on est toujours obligé de dire un peu les mêmes choses et de dénoncer les mêmes choses.

GdN : C’est pour ça que le milieu universitaire pourrait aider à montrer qu’il y a des choses intelligentes dans cette littérature, pour ne pas uniquement avoir la vision commerciale (merchandising, produits dérivés). Et du coup, on imagine que vous avez lu tous les livres de la saga principale, mais est-ce que vous avez lu les livres à côté ?

AB : J’ai lu The World of Ice and Fire [NDLR : Game of Thrones – les origines de la saga], les « prequels » Dunk et l’Œuf [NDLR : Les Aventures de Dunk et l’Œuf], oui.

GdN : Pas encore Feu et Sang ?

AB : Non, pas encore.

GdN : On vous le recommande ! En l’occurrence, c’est ce que vous disiez, il construit vraiment son monde secondaire et on voit les personnages vieillir.

AB : Tout à fait. Je fais partie de tous ces gens qui aimeraient bien qu’il continue plutôt que de revenir en arrière, mais c’est bien, déjà, qu’on ait ces retours en arrière !

GdN : L’année prochaine, ce sera l’année prochaine ! Là, c’est une invocation ! Il a dit qu’on aurait le droit de l’enfermer dans une cabane s’il n’avait pas fini en 2020.

AB : Tenez, je viens de faire un article sur les intervalles sériels et le mien s’appelait « La durée et l’attente », et donc la question des intervalles dans la série télé Game of Thrones et la série romanesque le Trône de Fer [NDLR : vous pouvez retrouver la communication d’Anne Besson par ici].

GdN : Mais nous, on le remercie presque de cette attente : sans elle il y aurait peut-être eu moins d’études, de théories, d’approfondissements de tous genre, et notre communauté ne serait pas ce qu’elle est maintenant. Ce sont des livres qui nécessitent un grand temps de maturation et plusieurs lectures.
Et du coup – parce qu’on ne peut pas ne pas vous poser la question, même si elle est très générale -, vous qui avez une bonne connaissance de la fantasy, quelles spécificités voyez-vous dans l’œuvre de George R. R. Martin ?

AB : Alors là, je ne vais dire que des banalités, parce qu’on l’a tous déjà dit ! L’apport de Martin, au moment où il commence à écrire sa saga dans les années 90, c’est l’histoire et c’est la violence : l’ambivalence morale, la noirceur. Par rapport à la fantasy néo-tolkienienne, idéaliste et/ou humaniste, porteuse d’espoir, qui le précédait, lui, il apporte ce regard nourri par les leçons de l’histoire et par la lecture du roman historique. Il va donc avoir un regard beaucoup plus désenchanté sur ce que l’homme porte en lui comme potentiel mortifère. Ce n’est pas dépourvu d’espoir, mais c’est une volonté chez lui – il l’a dit – de s’éloigner de ce qui dans la fantasy post-tolkienienne (pas forcément chez Tolkien lui-même) lui a paru naïf et en cela mauvais pour le genre. En tous cas, mauvais pour l’image du genre qui méritait pour lui plus de maturité, de complexité.

GdN : Vous dites histoire et violence, mais quand on parle de la série, il y a un terme qui revient également, c’est le sexe ; est-ce que c’est quelque chose qui est aussi spécifique à Martin ? Il y en a moins dans les livres que dans la série, il faut bien le dire (enfin la sexualité est surtout présentée de façon différente entre les deux), mais il y en a quand même.

AB : Je pense que c’est la série qui a bien plus mis en avant cet aspect qui, à la première lecture, ne m’avait pas particulièrement frappée chez Martin.

Il y a des œuvres de fantasy franchement érotiques. Il y a le Cycle de Kushiel par exemple – non, vous ne voyez pas ? C’est de Jacqueline Carey, et c’est même de l’erotic fantasy BDSM. Et c’est franchement bien ! Il y a de bons spécialistes de la fantasy, Valérie Lawson c’est son ouvrage de fantasy préféré, par exemple. C’est un monde secondaire où une caste de femmes se voue à une forme de magie qui joue sur des rapports de domination sexuelle.

Il y a aussi Audrey Françaix, autrice française, qui a fait le Cycle de la Chair. C’est l’épouse de Pierre Grimbert, si vous connaissez (Le cycle de Ji, La Malerune).

Enfin, voilà, ça existe, et c’est aussi quelque chose qui a été repéré comme un manque chez Tolkien. Il y a aussi l’humour qui manquait, et du coup, on va avoir aussi de la fantasy humoristique…

GdN : Est-ce qu’on assiste à une explosion de la diversité,avec l’apparition de nouveaux genres dans la fantasy, qui maintenant se décline dans des centaines de styles différents, à la limite inclassifiables ?

AB : oui, et ça va avec le développement quantitatif, chaque auteur ayant le besoin et la volonté de se démarquer. On a de plus en plus affaire à des choses vraiment très diversifiées, à des effets d’hybridations et d’éparpillement.

Ce qu’on voit, c’est que d’un côté, les genres se recoupent. Du coup, il est de moins en moins facile d’y voir clair, parce que justement, on va avoir de la fantasy mêlée à du fantastique ou de la fantasy mêlée à de la science-fiction, et les distinctions qu’on avait pu établir ne sont plus valides.

Et de l’autre, au sein de chaque genre, on assiste à un grand développement des thèmes abordés. On voit par exemple que bien plus de périodes historiques vont être traitées et plus seulement de médiéval fantastique : l’Antiquité, la Renaissance, le steampunk, etc.

Et donc on a à la fois une plus grande richesse et une identité moins nette.

Mais je pense que Martin lui-même pour l’instant, incarne vraiment le cœur actuel de ce qui se fait en fantasy.

GdN : Et est-ce que vous avez lu d’autres ouvrages de George R.R. Martin ?

AB : Très peu, Le Volcryn, Riverdream, celui pour la jeunesse Le Dragon de Glace… Il y en a un qui me fait très envie, c’est Armageddon Rag.

GdN : Celui-ci est particulier, parce qu’il a mixé deux livres en un seul…

AB : Avec des références tolkieniennes et le groupe des Nazgûl, je trouve ça génial, ça a l’air délirant !

GdN : C’est un livre qui raconte aussi une partie de sa vie, quand il était objecteur de conscience, donc il y met des choses qui lui tiennent beaucoup à cœur, mais ce livre a failli briser sa carrière.

AB : Oui en même temps c’était très ambitieux, très personnel, donc je pense que si j’en ai un à lire, c’est celui-là, parce que j’en entends beaucoup parler, et il m’intéresse comme témoignage sur la contre-culture et sur la réflexion de la première réception de Tolkien.

GdN : Alors, une dernière question maintenant : avez-vous des projets de recherches, des projets de livres, actuellement ?

AB : On est en train de faire un gros site sur la fantasy avec la BNF, pour début 2020, sur le modèle de ceux qui existent déjà sur le roi Arthur, ou sur le conte, qui sont de très gros best sellers en terme de contenus exploitables pour les profs et tous les amateurs intéressés.

Sinon, personnellement, j’ai en projet un bouquin sur les usages politiques et éthiques des littératures de l’imaginaire : comment les fans promeuvent des lectures morales, des lectures éthiques, et justement comment on demande aujourd’hui aux littératures de l’imaginaire de représenter la diversité sociale, la diversité raciale…

GdN : ça c’est très intéressant. Il y a eu, il n’y a pas longtemps, une polémique sur J.K.Rowling…

AB : Alors ça, il y en a des masses !

GdN : Pour l’instant, Martin n’est pas (encore) trop trop touché…

AB : Eh bien – cela touche surtout la série il est vrai – il y a eu beaucoup de polémiques sur les femmes, sur la place des femmes. Mais c’est tellement délicat, très difficile pour une œuvre de correspondre aux multiples demandes qui lui sont faites. Et dans quelle mesure doit-elle y correspondre ? Ce sont de vraies questions, parce que Martin a tout de même défendu son droit à faire ce qu’il voulait de ses personnages, il refuse la fanfiction, et je respecte ce choix. Lui a vraiment une position sur « Je suis l’auteur et c’est moi qui décide ».

GdN : merci beaucoup, Anne Besson, d’avoir participé à cette conversation !

Propos recueillis par Babar des Bois, Eridan et Thistle.

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Compte collectif de La Garde de Nuit.

1 Comment

  1. Pour poursuivre cette interview, un passionnant échange sur le thème « Histoire et Fantasy » entre Anne Besson et Nota Bene sur sa chaîne Youtube Nota Bonus : https://youtu.be/YuUXOTfEmAE

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