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Entretien avec … Justine Breton

Entretien avec … Justine Breton

Lors des Imaginales 2021, la Garde de Nuit a eu la chance de rencontrer des acteurs et actrices de la fantasy et de l’imaginaire en France. Nous avons ainsi pu leur poser quelques questions concernant leur perception de l’œuvre de George R.R. Martin et son impact sur le monde de l’écriture. Dans les semaines qui viennent, nous vous proposerons donc une retranscription de leurs propos passionnants et leurs perspectives uniques sur les écrits du Trône de Fer et sur la série qui en est dérivée.

Pour poursuivre cette série d’articles, voici notre rencontre avec Justine Breton, spécialiste des littératures médiévales et du médiévalisme (la façon dont le Moyen Âge est repris dans la culture contemporaine), maîtresse de conférences en littérature française à l’Université de Reims Champagne-Ardenne, et autrice de plusieurs ouvrages sur les littératures de l’imaginaire (« Le Roi qui fut et qui sera. Représentations du pouvoir arthurien sur petit et grand écrans » ; « Une histoire de feu et de sang. Le Moyen Âge de Game of Thrones »). Elle est notamment intervenue lors du colloque consacré à Game of Thrones aux Imaginales 2020.

Garde de Nuit : première question, notre question habituelle, quel est ton rapport à l’œuvre de George R.R. Martin et à la série TV ? Comment et quand as-tu découvert cet univers ?

Justine Breton : J’avais lu le premier tome de la saga avant la série, mais je n’ai pas accroché, et du coup je ne l’ai pas fini, c’était trop long (j’espère que je ne vais pas me faire taper sur les doigts !). Ceci dit, j’avais eu la même expérience pour le premier Harry Potter. Et puis la série est arrivée. Au début, je n’ai pas spécialement accroché, jusqu’à l’épisode 9 (la mort de Ned Stark). C’est vraiment à ce moment là que je me suis rendu compte que, d’un point de vue narratif, il y avait beaucoup de potentiel. Là-dessus, je me suis replongée dans les romans.
Et je trouve qu’il y a toujours beaucoup de longueur dans les romans – d’ailleurs le fait que la fin ne soit pas finie d’écrire va dans ce sens… Mais j’avais plus de maturité alors et j’ai davantage vu où George R.R. Martin voulait nous amener.

Justine Breton (gauche) et Lucie Malbos (droite) – Imaginales 2021

GdN : Et la saison 8, comment l’as-tu vécue ?

J. B. : J’ai un gros souci avec la position de Bran à la fin de la série. Au début de l’histoire, on nous présente Bran, le jeune garçon, promis a un parcours de héros, qui rêve de chevalerie. Et qui finalement …. est lancé du haut d’une tour. Dès le départ, le récit nous montre qu’on ne peut pas se fier aux schémas classiques de fantasy, et qu’on va jouer avec nos attentes…. Et Bran roi, et bien on retombe dans les schémas beaucoup plus classiques. Et pourtant, dans la série, le personnage est extrêmement peu exploité, il disparaît même d’une saison !

Mais à la limite … ok, je veux bien que Bran soit sur le trône, même si on renoue avec une trame plus classique. Il est la mémoire du monde, et il y a une réflexion sur l’histoire intéressante. Mais dans ce cas ne nous sortez comme argument « qui a la meilleure histoire que Bran le brisé » ? Mais TOUS LES PERSONNAGES ENFIN. *rires*

GdN : tu as pas mal travaillé sur Game of Thrones et le Trône de Fer (plusieurs articles et interventions, un livre co-écrit avec Florian Besson). Qu’est ce qui t’a amené à travailler dessus : d’abord parce que tu es médiéviste et tu t’y intéresses comme objet d’étude, ou bien parce que tu aimes l’œuvre que cela t’as poussé à t’y intéresser ?

J. B. : les deux.
J’ai le gros avantage de pouvoir travailler sur ce que j’aime. Je peux choisir mes sujets de recherche ! Et donc c’est vrai que la dimension appréciation de l’œuvre importe. Par exemple je pourrais travailler sur The last kingdom, mais je ne le fais pas. L’œuvre est intéressante, mais je l’apprécie moins. Le personnage principal a beaucoup moins de charisme que dans Game of Thrones et j’arrive moins à m’investir.
Sans compter que cette série a eu moins d’impact que Game of Thrones, et je voulais travailler sur une œuvre qui a eu autant d’influence que Game of Thrones : plein de personnes l’ont vu, même s’ils n’aimaient pas la fantasy à l’origine. Parce que derrière aussi, ce qui m’intéressait en tant que médiéviste et médiévaliste, c’était de voir, comment le Moyen Âge était représenté aujourd’hui, et pourquoi ça nous plait ?

G.R.R. Martin a sa propre vision de l’histoire et de son utilisation de l’histoire, il met régulièrement en avant le « réalisme » (je mets des gros guillemets) de l’histoire qu’il utilise. En réalité, ce qu’il transmet dans ses livres, c’est surtout ce que lui a retenu de l’histoire quand il était étudiant, ou par ses lectures, et cette vision s’avère être une vision historique datée aujourd’hui. Après tout, il commence à écrire dans les années 90, ce n’est pas « grave » dans les romans. En revanche, je trouve cela plus gênant que cette vision se retrouve dans la série, qui vient 20 ans après. En 20 ans, il y a eu des recherches en histoire, et notre vision a évolué. Pourtant on reste sur des choses clichées : la violence, les chevaliers en armure, des princesses, l’omniprésence du viol pour faire « réaliste » (avec tous les guillemets possibles, j’insiste), alors qu’il aurait eu la possibilité de nuancer certains aspects, mais ils ne l’ont pas fait.

Mais en tous les cas, cette vision-là a plu. En tant que médiévaliste, cela me questionne : pourquoi cette vision-là a plu, alors que ce n’est pas une vision réaliste (même si elle a pas mal été vendue comme ça) ? Qu’est ce qui nous attire là-dedans, et ce qu’on retient du Moyen Âge, qu’est-ce que cela dit de nous ? Comment la série contribue-t-elle à développer notre vision du Moyen Âge, une vision qui se retrouve dans plein d’œuvres aujourd’hui ? Parce qu’en effet, on retrouve souvent cette pâte « gameofthronesque » dans les fictions – en moins bien faite, parce que Martin fait très bien les choses, tout comme certaines saisons de la série : les costumes, la plupart des acteurs, etc…

GdN : Est-ce que cette vision ne nous dit pas surtout des choses sur la vision américaine de l’histoire (en tout cas d’un Américain, qui écrit pour un public américain), et sur la mondialisation d’une image, plutôt que notre vision à nous en France ? Est-ce que tu ne penses pas qu’en tant que médiéviste française, tu n’as pas, quelque part, une vision biaisée de Game of Thrones ?

J. B. : Le biais est nécessairement là, oui.
J’ai de la chance, avant de travailler sur Game of Thrones, d’avoir étudié les écrits arthuriens et leur adaptation, et une grosse partie des productions audiovisuelles viennent des USA. Ce sont aussi ces fictions-là qui ont contribué à former notre imaginaire sur la question, et du coup j’ai essayé de passer par ce biais-là.
C’est quelque chose qu’on retrouve aussi quand on travaille sur les jeux vidéos par exemple. The Witcher, c’est un roman polonais, passé par l’adaptation (en jeu puis sur Netflix), et on y trouve une influence esthétique et je pense narrative qui passe par les USA : aujourd’hui on est baigné dans une culture qui brasse tout cela.
Donc oui clairement, j’ai mon point de vue européen du XXIe siècle – et féminin, et blanc – qui fait que forcément j’ai des filtres.

Pour revenir à Martin, lui a aussi une culture littéraire – et historique, même si je connais moins pour le coup, je m’en remets à vous – qui est européenne et britannique. Et la série télévisée, qui joue aussi beaucoup sur la dramaturgie et les influences shakespeariennes, rajoute aussi son filtre, davantage européen.

GdN : Toi qui as travaillé sur les adaptations multiples des légendes arthuriennes, est-ce que tu vois une spécificité de George R. R. Martin sur son rapport à ces œuvres ? Une source majeure de laquelle il s’inspire ?

J. B. : De George R. R. Martin, j’ai lu le Trône de Fer, les nouvelles de Dunk et l’œuf et une ou deux autres nouvelles (d’horreur), mais clairement je n’ai pas une connaissance complète de son œuvre, donc je n’ai pas une vision globale.

Mais de ce qu’on retrouve dans le Trône de Fer, je vois l’influence de deux grandes œuvres majeures, deux œuvres qui sont liées.

Le Morte D’Arthur de Malory, qui a eu une très forte influence en général, et qu’on retrouve par exemple dans le film Excalibur de John Boorman (1981). Et Martin a dû grandir avec ce texte-là. Pas forcément dans sa version originale, mais à travers ses interprétations (il y a eu vraiment beaucoup de transcriptions de ce texte-là). C’est un texte que les anglophones connaissent bien plus que nous.

Et le deuxième, je dirais que c’est T.H. White: Le roi qui a été et qui sera (The Once and Future King en VO) est paru en 1938 en Angleterre, et a été très rapidement édité aux USA, dès 1939 mais dans une version remaniée. L’inspiration – que je trouve vraiment beaucoup dans le parcours de Jon Snow, celui où il découvre divers modèles d’organisation politique – c’est la version de 1939 (Justine Breton a consacré un article à la question, ndlr). Ce n’est pas la version de Disney, qui est une version encore remaniée et édulcorée, ni celle de 1958 qui a été remodifiée, mais bien celle de 1939.

GdN : D’ailleurs T.H. White figure parmi les auteurs que Martin recommande chaudement – il ne précise pas l’édition par contre, pas sûr que lui-même fasse la différence. Et en dehors de Jon, vois-tu d’autres personnages qui t’évoquent l’inspiration de White ?

J. B. : Pour moi il y a d’autres personnages mais c’est beaucoup plus diffus, et du coup je ne sais pas si c’est conscient ou pas de la part de Martin ou si c’est quelque chose que je veux voir, moi. Autant sur le parcours de Jon, ça me paraît tellement proche que l’inspiration doit être consciente, autant sur les autres … On trouve des traits arthuriens par exemple avec la corneille à trois yeux, que l’on pourrait rapprocher du Merlin de White : un personnage qui vit à rebours du temps. Bref, certaines chosent me titillent, mais là-dessus je ne vais pas trop m’avancer.

On peut penser aussi à la vision de la chevalerie, entre White et Martin, celle qui montre la chevalerie non pas comme les grands héros des sagas, mais comme des tueurs. Chez White, c’est ce qu’on a, et plus on avance dans les textes de White, plus c’est prégnant. White écrit en 1938-1939, et il va passer toute la Seconde Guerre mondiale à écrire la suite. Ça influence forcément sur sa vision du monde…

GdN : Martin a une vision assez anti-guerre aussi dans son œuvre et dans ses propos. Il a été objecteur de conscience pendant la guerre du Vietnam.

J. B. : Oui d’ailleurs c’est peut-être plus assumé chez Martin que chez White. White a hésité pendant toute la guerre à s’engager. Il entendait tous les jours à la radio le nom des morts, et parmi eux, certains de ses anciens étudiants. Il se demande toutefois s’il ne sera pas plus utile en tant qu’écrivain. Mais en même temps il pense que c’est lâche de ne pas aller au combat…. Bref White est finalement resté en Irlande, et dans ses œuvres on trouve toute une ambiance pesante.
Martin a pour le coup assumé d’être objecteur de conscience.

GdN : La description de Guenièvre dans l’œuvre de White est au final toute en nuance. Peut-on y voir, quelque part et sans que ce soit la seule, un influence sur Martin ?

J. B. : White était ouvertement misogyne, et homosexuel refoulé. Il décrit parfois des personnages féminins de façon très sexiste et misogyne. Mais il est vrai que par la suite, c’est beaucoup plus nuancé, notamment lorsqu’il commence à écrire la relation entre Lancelot et Guenièvre. Et il se rend compte que oui, les femmes sont des êtres humains ! *rires* Il le dit d’ailleurs explicitement.

Au départ, Lancelot ne peut pas supporter Guenièvre, et la jalousie se rajoute parce que Lancelot est amoureux d’Arthur. Et Lancelot tombe amoureux de Guenièvre au moment où il la blesse, parce qu’il se rend compte qu’il a heurté une vraie personne, avec des sentiments. Son amour nait du moment où il lui brise le cœur. L’amour nait de la souffrance en quelque sorte. Et à partir de là, il peint des personnages beaucoup plus nuancés, surtout dans un contexte où la fantasy (celle des années 50) s’appuie sur de gros clichés vis-à-vis des femmes. White est finalement un auteur qui sous des apparences de sexisme, avec le personnage de Guenièvre, va présenter une protagoniste nuancée et subtile. Ce qui ne l’empêche par ailleurs pas de dépeindre d’autres personnages féminins, comme Morgause, avec de gros clichés – Morgause, c’est sa mère, et il le dit ouvertement.

Et chez Martin on retrouve, dans une certaine mesure, certains de ces aspects. On est alors dans les années 90, et c’est vrai qu’il y a des passages pour le moins « gênants » à lire aujourd’hui : la première nuit entre Daenerys et Drogo…  alors ok, il attend qu’elle dise oui, mais enfin… elle a 13 ans quoi…. Typiquement, la scène fait partie des choses qui m’avaient vraiment gênée à la première lecture, parce que je lis avec mon point de vue de femme. Et lui écrit avec son point de vue d’homme – dans les années 90.

GdN : Ah ça.. Mais c’est vrai aussi qu’avec son dernier livre, Feu et sang, il y a une certaine évolution sur ces aspects-là, par exemple, il y a une relation lesbienne qui ne se trouve pas être le cliché masculin du fantasme lesbien qu’on pouvait avoir avec Daenerys.

J. B. : Ou avec Cersei, quand elle s’ennuie oui.

GdN : pour revenir au personnage de Jon, du coup, comme tu parlais des liens avec l’Arthur de T. H. White, on attend quoi pour lui dans le prochain tome ?

J. B. : Jon est construit pour être le souverain idéal, comme Arthur. Il grandit avec différentes influences, il connaît le peuple mais aussi la noblesse. C’est une construction mixte qui lui permettrait d’être un bon souverain. Mais Martin aimant jouer avec les attentes, ce n’est peut-être pas ce qu’il nous réserve pour ce personnage. A titre personnel, j’espère juste qu’il s’en sorte bien – bon à condition qu’il n’abandonne pas son loup comme dans la série … *rires*

On a aussi avec Jon la figure du personnage qui refuse le pouvoir, un trait qui revient souvent au Moyen Âge. C’est une thématique très médiévale, qui a pas mal été reprise dans la littérature arthurienne : Arthur est le meilleur roi parce qu’il ne veut pas du pouvoir, qu’il ne veut pas être roi, et que donc il ne se fera pas corrompre par le pouvoir.

D’ailleurs on retrouve un peu cette thématique avec Tyrion – celui de la série en tous cas : à la fin, en saison 8, Tyrion est choisi par Bran comme Main du Roi, alors que Tyrion n’en veut pas.

GdN : Game of Thrones va se décliner en un univers étendu, un Game of Thrones-verse. En tous cas on va au moins avoir une série. Piège ou pas piège à ton avis ?

J. B. : Je pense qu’HBO, de son point de vue, a raison d’exploiter la poule aux œufs d’or jusqu’au bout – ils ne s’en sont pas privés d’ailleurs, on a vu beaucoup de livres sortir (comme le livre des recettes) et des produits dérivés.

Après, pour moi, ça n’aura pas la même ampleur ni le même impact. J’espère que ce sera bien, j’aime déjà beaucoup l’esthétique de ce que le trailer nous a montré sur House of the Dragon, et je trouve que les personnages valyriens noirs avec des dreads ont vraiment la classe !

De manière générale, il y a beaucoup de matière pour faire de belles œuvres dans les écrits de George R.R. Martin.

Mais une partie de moi a aussi peur que ça s’essouffle. Quand on regarde les adaptations du Seigneur des Anneaux : la trilogie était vraiment très bien, Le Hobbit… beaucoup moins. Il y a des propositions intéressantes visuellement parlant, de bons acteurs… mais on est loin de la qualité des trois films du Seigneur des Anneaux. C’est difficile de recréer la même alchimie. Je dirais aussi que si jamais pépite il y a, parmi tous les projets portés par HBO, ça va être dur de percer.

GdN : Une dernière question, à propos du casting : Steve Toussaint a été casté pour jouer Corlys Velaryon, et cette famille sera jouée par des acteurs noirs ou métis. On a parfois eu des réactions assez épidermiques sur les réseaux sociaux (pas la majorité heureusement !), certaines allant jusqu’à dire que c’était une trahison de l’œuvre de Martin, ou que c’était un non-sens du point de vue du « réalisme historique ». Tu as toi même un peu travaillé sur ces questions de représentation des personnes de couleur, qu’en penses-tu ?

J. B. : C’est vrai que cette inclusion est parfois faite au forceps par les studios, mais, et c’est ce que j’essaye de faire comprendre, ce n’est vraiment pas grave. Les productions sont issues de notre époque, elles sont le reflet de nos sociétés : cela montre qu’on commence à se poser la question de la représentation, et rien que pour ça je trouve ça bien.

On entend qu’intégrer des personnages féminins ou de couleur c’est de la bien-pensance. Mais que tu représentes un personnage, homme ou femme, noir ou blanc, ça résulte toujours d’un choix. Plus ou moins conscient, mais d’un choix quand même. Rien n’est neutre. Choisir un homme blanc hétérosexuel, ce n’est pas neutre, c’est aussi un choix.

GdN : Merci pour l’échange et pour ton temps !

Propos recueillis par Babar des Bois, DNDM, Eridan et Nymphadora

Une histoire de Feu et de Sang, par Justine Breton et Florian Besson (PUF)

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