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Entretien avec… Stefan Platteau

Entretien avec… Stefan Platteau

Stefan Platteau

Lors des Imaginales 2019, la Garde de Nuit a eu la chance de rencontrer des auteurs et autrices qui font l’actualité de la fantasy en France. Nous avons ainsi pu leur poser quelques questions concernant leur perception de l’œuvre de George R. R. Martin et son impact sur le monde de l’écriture fantasy. Dans les semaines qui viennent, nous vous proposerons donc une retranscription de leurs propos passionnants et leurs perspectives uniques sur les écrits du Trône de Fer et sur la série qui en est dérivée.

C’est aujourd’hui Stefan Platteau qui se prête à l’exercice. Cet écrivain (mais aussi historien, musicien, entrepreneur) belge francophone est notamment célèbre pour sa trilogie Les Sentiers des astres dont le premier tome lui a valu le prix Imaginales en 2015. Mêlant légendes celtiques, réalisme et magie, politique et fantastique, la saga est recommandée par Justine Niogret ou encore Jean-Philippe Jaworski. Excusez du peu !

Garde de Nuit : Première question, avez-vous lu les livres ? Vu la série ?

Stefan Platteau : Les deux, mon capitaine !

GdN : Avez-vous une préférence, et pour quelle raison ?

SP : Les livres, toujours, pour la profondeur. Et puis quand on est avec une caméra, on doit faire des concessions au spectacle. Il y a d’ailleurs une série d’erreurs de stratégie flagrantes dans la dernière saison (et également dans les précédentes), qui sont en fait des concessions faites au spectacle – ne prenons pas les scénaristes pour des idiots. La charge des Dothrakis [NDLR : dans l’épisode 3 de la dernière saison] par exemple est complètement absurde, mais c’est du super spectacle. Il faut voir ça quasiment comme une convention théâtrale. À partir du moment où l’on accepte ça, il y a déjà beaucoup de choses qui passent un peu mieux. Mais si on préfère le réalisme sans concession, il faut choisir les livres !

GdN : Pensez-vous que l’œuvre de Martin a changé quelque chose au niveau du paysage de la fantasy française ? L’auteur a-t-il inspiré certains auteurs ou fait changer la façon d’écrire de certaines personnes ?

SP : Je pense que l’œuvre de Martin n’a pas seulement changé la façon d’écrire de la fantasy, elle a carrément changé le roman d’aventure et pourrait avoir une très grosse influence sur le cinéma aussi !

George R.R. Martin a transgressé tous les codes de la bienséance par rapport au traitement réservé aux héros. Non seulement il les tue, mais il se permet de les humilier avant de les tuer, de flétrir leur mémoire en les forçant eux-mêmes à avouer des crimes qu’ils n’ont pas commis, de façon à ce qu’ils apparaissent comme des salauds aux yeux de la postérité. C’est formidable ! Il se permet de malmener leur corps. La tête du loup sur le corps de Robb Stark par exemple, c’est tout à fait scandaleux de faire ça à un héros. Il n’y a aucune « consolation » à la mort des personnages : pas de « beau » cadavre, pas de louanges post mortem, pas de vengeance aboutie…

De plus, avec cette façon de procéder et grâce au fait qu’il gère une bonne « réserve » de personnages, il peut nous surprendre à tout moment. On ne sait plus qui va survivre ou pas, parce qu’il nous a pris à contre-pied assez souvent pour créer un vrai doute, alors que dans une œuvre classique on se dit « Ouais, héros principal va s’en tirer » (même si l’on joue à faire semblant de l’ignorer). Il est capable d’avoir un anti-cliffhanger, avec ce personnage (NDLR : Jarl) qui est en train d’escalader le Mur à la force des poignets : il va y arriver et puis au tout dernier moment, il n’a pas de chance et tombe. Dans la plupart des œuvres, c’est le contraire. Le plus souvent, les morts ou les échecs sont préparés en amont (par les choix des personnages, par leurs compulsions, par des dilemmes auxquels ils sont confrontés, et qui n’ont pas de « bonne » solution…).

Ce qui est extraordinaire avec Martin est que, lorsqu’il pose un problème sur la table, ce problème n’est jamais évacué par une pirouette scénaristique. Ainsi, par exemple, quand Daenerys se dit : « Je vais débarquer sur Westeros avec une armée de Dothrakis » : les Dothrakis sont quand même des barbares, ils ne vont pas être très bien acceptés (et du coup, elle non plus). Et bien, cette difficulté ne va jamais être enlevée d’un coup de baguette magique, elle va être assumée jusqu’au bout, et risque fort de faire partie du résultat final. C’est une démarche qui est sans concession, extrêmement rigoureuse.

Je pense que les effets de l’écriture de Martin sur ses collègues ne se sont pas encore fait complètement sentir. Je n’ai pas vu beaucoup d’œuvres qui allaient aussi loin dans ce côté sans concession. Il construit des personnages d’une solidité incroyable, il est fidèle à ses thématiques.

GdN : Qu’avez-vous pensé de la dernière saison ?

SP : Alors, concernant la saison 8, c’est, je pense, le premier regard, le premier coup d’œil avec beaucoup de filtres, que l’on peut jeter sur la vision d’ensemble de GRR Martin. Je pense que la grande ligne scénaristique de la fin de saison vient bel et bien de Martin, sinon il n’aurait pas dit « C’est un peu moi, c’est pas vraiment moi, et oui et non » : il aurait dit « Non, ce n’est pas du tout ma vision ». Je pense sincèrement que cette ligne-là (le retournement de Daenerys), qui a fait couler tant d’encre, est de lui. Et même si, sur la manière, on pourra toujours critiquer la façon dont c’est amené dans la série, je trouve ce développement fascinant, parce qu’on a deux leaders qui émergent pendant toute la saga, s’érigent en personnages principaux, et ce sont les deux auxquels le public (généralement) s’attache le plus ; on pourrait croire à un moment donné qu’ils vont régner ensemble, ce qui serait la solution « parfaite », mais finalement ils s’affrontent et ça ne va pas bien se terminer pour l’un des deux. C’est bel et bien l’esprit G.R.R. Martin.

GdN : Le traitement du personnage de Daenerys vous a donc plu ?

Je suis fasciné par le refus d’une partie des fans d’accepter le changement de Daenerys, qui n’est d’ailleurs pas vraiment un changement mais une continuité de ce qu’elle est.

Pour moi, le thème principal de l’œuvre, c’est le poids de la famille, de l’héritage et des relations familiales, en particulier dans un contexte de société traditionnelle et dans les milieux qui exercent le pouvoir – lequel aggrave tous les malaises et problèmes qu’une famille peut avoir. C’est une vraie prison. Dani essaie d’être différente de son père, mais elle finit par faire exactement ce qu’Aerys avait échoué à faire : brûler la cité ! C’est excellent d’être ainsi connecté au thème principal dans cette conclusion, c’est la preuve d’une grande maîtrise scénaristique ! Daenerys est un personnage qui se définit elle-même entièrement par sa quête du trône, pour des raisons familiales. S’affranchir de ce but dans la vie lui demanderait un travail psychologique incroyable, probablement surhumain, une réinvention totale. Si sa motivation fondamentale était de rendre le peuple heureux, elle aurait cédé sans problème la place sur le trône à Jon Snow, plus légitime, mieux accepté, et dont elle sait qu’il sera un bon souverain. Mais en réalité, le bien commun est secondaire pour elle. Dire : « Je dois être sur le trône parce que, moi, je serai bon » est une façon bien pratique de se donner (à soi-même et aux yeux d’autrui) une légitimité, de justifier ses actes. Attention, je ne dis pas que son idéal est fourbe ou qu’elle se berce complètement d’illusions : c’est légitime de vouloir être quelqu’un de bien. Vous allez consacrer votre vie à essayer d’accéder au trône, puis à régner : si vous êtes quelqu’un d’un peu sain d’esprit, vous voulez faire de votre vie quelque chose de bien, trouver votre propre voie, essayer de faire mieux que vos prédécesseurs. Vous voulez pouvoir dire « Ce que j’ai fait de ma vie, ça valait la peine, j’ai fait le mieux possible, j’ai peut-être créé quelque chose de neuf, apporté un progrès ». Forcément, Daenerys veut être une bonne souveraine. Mais si, à un moment, elle doit choisir entre ce qui la définit – régner – et son idéal – faire le bien commun, et si elle doit en sacrifier l’un des deux, alors elle ne peut pas sacrifier ce qui la définit. Ce serait s’anéantir elle-même. Elle est coincée dans cette logique : elle ne peut pas en sortir.
C’est l’une des caractéristiques de l’œuvre de Martin : un fort déterminisme. Les personnages sont coincés dans leurs schémas, leurs relations familiales, leur héritage personnel. C’est très difficile d’en sortir, ou alors le prix est très élevé à cause du poids de la société. Je trouve ça formidable, je trouve l’histoire absolument merveilleuse.

Concernant le final de la série, les showrunners l’ont tout de même traité avec une certaine subtilité. La Daenerys que l’on voit apparaître dans le dernier épisode n’est pas folle. Elle a une part de paranoïa, mais elle n’a pas complètement sombré dedans, car elle a encore confiance en Ver Gris et en Jon Snow. Ce n’est pas une solitaire, elle souhaite être accompagnée dans son « œuvre », ça fait longtemps qu’on le sait, qu’on l’a vu dans la série : toutes ces choses ont été bien mises en place en amont. Elle aime probablement Jon d’un amour aussi sincère qu’il lui est possible, et c’est terriblement cruel que le coup vienne de lui – ça se voit sur son visage (je me suis repassé la scène plusieurs fois) – elle est dévastée par cette trahison inimaginable.

GdN : C’est vrai qu’il y a de la tragédie shakespearienne ici.

SP : C’est une formidable tragédie. La dimension shakespearienne est aussi une grande caractéristique de Martin. Quant au fait que Daenerys soit passée de « bonne » à « mauvaise », je pense que ceux qui s’en plaignent sont un peu aveugles et qu’ils n’ont pas bien regardé le match avant. Je m’excuse mais « Je crucifie des gens pris au hasard parce qu’ils appartiennent à l’élite esclavagistes (même si eux-mêmes n’étaient pas forcément des crapules), et je le justifie avec mon idéal de libération des esclaves », bon…

GdN : Daenerys, au nom de ses valeurs pseudo-humanistes et de ses convictions a effectivement déjà pris des décisions très fortes et très violentes justement, voire même injustes, mais qu’elle considère elle comme étant justes et qu’elle va justifier comme ça.

SP : Ses actes font partie de l’art de régner dans une société violente. Il n’y a pas de « justice » dedans.

GdN : C’est vrai que Jon Snow par exemple n’arrive pas à prendre des décisions, il a du mal, et c’est aussi l’un de ses gros défauts.

SP : C’est pour ça qu’il ne doit pas régner (*rire*). Il le sait, d’ailleurs, et c’est pour cela aussi qu’il ne le veut pas; il connaît ses limites le garçon ! Par contre, le fait de condamner à mort, de brûler le père et le frère de Samwell qui refusent de se soumettre, même dans une société médiévale ce n’est pas si courant. C’est quand même un acte très dur. Comment le public pardonne-t-il ça ? J’ai posé la question à quelqu’un qui défendait le point de vue : « Elle n’avait pas tellement le choix ». D’accord, mais si Cersei avait fait la même chose, si Cersei avait crucifié les élites de Meeren, qu’est-ce que tu aurais dit ?

GdN : Ce qui est assez intéressant, c’est qu’on peut mettre la mort des Tarly en parallèle avec la mort d’Eddard. On n’a pas du tout le même point de vue dessus. Eddard c’est le gentil donc il aurait dû vivre, les Tarly ce sont des traîtres donc ils doivent mourir. Toute la mise en perspective du spectateur le pousse au fond à être un peu biaisé.

SP : C’est ça que je trouve effrayant, à la veille des élections en plus (NDLR : l’entretien a eu lieu le 26 mai 2019, jour des élections européennes) : ça illustre bien la réalité.Si quelqu’un dit « Je suis une bonne personne parce que moi je veux le bien du peuple », et que les gens adhèrent, elle peut poser tous les actes crapuleux qu’elle veut, parce que désormais, il s’agit « des bons » contre « les méchants ». Et si on essaye de leur dire « Mais tu sais, il ou elle a posé tel ou tel acte amoral », ils ne veulent pas l’entendre. Une fois que les gens ont adopté un héros, ils lui pardonnent tout.

C’est complètement flippant parce que ça veut dire qu’une fois que les gens ont commencé à adhérer à Trump ou à Marine Le Pen, tu ne peux pas les retourner avec des arguments rationnels. Tu auras beau leur démontrer par A+B que ce sont des personnes amorales, les affects sont plus forts que l’examen lucide des faits…

GdN : Ou à n’importe qui d’autre, car finalement le fanatisme est dangereux dans tous les cas de figure.

SP : Oui, de toute façon. Et donc c’est quand même une sacrée leçon sur le pouvoir, qui est aussi une thématique évidente dans l’œuvre de Martin. Une leçon de vie et une leçon politique. Et le fait qu’une partie du public refuse l’amoralité de l’héroïne et se braque, pour moi, c’est passionnant à analyser…

La saison est un peu expédiée, mais tous les éléments sont là. Il n’y a pas de faute de scénario, dans le retournement de Daenerys. À la limite, ce qui va trop vite c’est le retournement de Varys et son exécution. Mais pour Daenerys, il y a progression évidente. Elle a dit il y a longtemps : « Je brûlerai des cités jusqu’au sol, je les raserai », et elle le fait. C’est une conquérante, c’est une Attila.

GdN : Vous nous avez parlé du réalisme dans l’œuvre de Martin, de la stratégie également, ainsi que du fait que chaque cause entraîne des conséquences qui sont non seulement prévisibles mais aussi inévitables. Est-ce aussi quelque chose que vous essayez d’aborder, de mettre en place dans votre travail ?

SP : Oui, tout à fait. J’essaye de travailler de cette façon-là. Je développe un monde qui fait plus appel aux mythes que Martin, qui comporte peut-être plus de surnaturel. Mais je fais une histoire sans héros, une histoire qui n’est pas manichéenne du tout, où chaque personnage a ses faiblesses, ses zones d’ombres. Si ma saga s’appelle Les sentiers des Astres, c’est parce que, dans mon univers, les astres structurent le cosmos : ce sont les rois du panthéon céleste. Les astres majeurs (soleil, lune et planètes) servent de dieux supérieurs. Mais en même temps, on les retrouve dans le creux de l’âme humaine où ils sont le moteur de nos pulsions. Le sentier des astres, ce sont les chemins que nous prenons à cause des forces qui sont en nous, de nos pulsions que nous ne contrôlons pas et que nous ne maîtrisons pas. C’est donc aussi un gros travail sans concession sur la nature humaine que j’essaye de mener. Je mets en scène des relations de couple toxiques, des manipulations humaines crapuleuses, des affrontements entre personnages bons. Je pense que j’avais déjà cette fibre, mais Martin m’a clairement renforcé dans cette voie-là.

Plus fondamentalement, si j’écris quelque chose qui n’est pas manichéen et où l’on suit des héros multiples qui ont leurs failles, leurs moments de lumière et d’ombre, je le dois avant tout au corpus mythologique, ou plus précisément, aux grandes épopées. L’Iliade, la Razzia des vaches de Cooley, le Mahabharata hindou, sont des oeuvre qui m’ont beaucoup formé. Il y a de grandes guerres, des bons et des salauds dans les deux camps, des héros qui s’écroulent et deviennent fous par orgueil, divers aspects de la nature humaine qui surgissent. Cette façon de raconter qu’on avait dans l’Antiquité est infiniment plus riche que celle qu’on a actuellement à Hollywood et qu’on a sans doute depuis l’avènement du monothéisme. Pourquoi ? Parce que ce qui permet d’avoir des bons dans les deux camps, c’est qu’il y a des dieux dans les deux camps, et que ces dieux et déesses sont les pères et mères de héros. Ce n’est plus possible avec le monothéisme où Dieu est dans un seul camp et où les autres sont forcément des mécréants qui doivent être détruits.

GdN : Et les dieux ne sont pas réduits à un concept manichéen. Zeus est aussi dégueulasse par certains aspects qu’il peut être noble et puissant par d’autres.

SP : Tout à fait. Alors que le dieu du monothéisme doit être parfait et ne peut pas être critiqué. À la limite, on peut trouver dans un récit monothéiste des païens sympas, très humains, et des croyants crapuleux de l’autre; mais ce sont toujours les croyants crapuleux qui auront raison, parce que le seul critère qui compte c’est d’avoir le bon dieu et d’être du bon côté de dieu. Le monothéisme, je pense, a terriblement appauvri notre façon de raconter. Nous, les auteurs de fantasy, nous revenons à la source de l’épique et du mythe. Nous y puisons notre matière. C’est donc notre devoir de remettre en place une façon de raconter moins manichéenne, et Martin le fait admirablement.

GdN : C’est vrai que les notions de Bien et de Mal, de péché n’existent pas dans l’Antiquité.

SP : Ce qui existe c’est la démesure, l’hubris. Et Daenerys périt par démesure. Chez les Scandinaves, le concept équivalent à l’hubris reste d’ailleurs très présent, peut-être parce qu’ils ont été christianisés beaucoup plus tard. Alors que les récits de vies de saints chrétiens sont pleins de démesure, sans que ce soit un péché…

Propos recueillis par Nymphadora, Eridan et Babar des Bois.

Retrouvez la plume de Stefan Platteau avec Manesh, le premier tome du cycle « Les sentiers des astres » :

Manesh de Stefan Platteau (éditions J’ai Lu)

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Compte collectif de La Garde de Nuit.

1 Comment

  1. Très bonne itv là encore. Et, mais ce n’est pas une surprise, très bonnes analyses de Platteau qui maîtrise visiblement son sujet.

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