Répondre à : Le cycle de Conan (R.E. Howard)

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DNDM
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les BD atténuent-elles voire effacent-elles les reproches régulièrement faits à Conan, comme le sexisme et le racisme, ou les auteurs ont fait le choix d’une interprétation littérale, avec le risque de critiques sur ces sujets-là ?

Très honnêtement, difficile à dire.

Déjà, je n’ai pas encore lu les textes d’origine, à une exception près (et quelques picorages d’intro et de conclusions pour comparer des scènes précises), donc je ne peux pas avoir d’avis sur l’oeuvre d’origine, et si cet aspect de l’oeuvre est par exemple présent dans les descriptions ou dans le style Howard, l’adaptation en BD changera la donne. [Edit: bon, Kevan, qui a posté juste avant que je mette mon pavé en ligne, et qui lui si je comprends bien a lu les nouvelles et les BD, a répondu à la question plus directement ^^ ] .

Ensuite, les BD adaptées ici ne recoupent que partiellement les nouvelles présentes dans le tome 1 de l’intégrale citées ci-dessus, si j’en crois un sommaire trouvé sur internet (7 histoires sont présentes dans les 2 corpus: La Fille du géant du gel, Le Dieu dans le Sarcophage, La Citadelle Écarlate, La Reine de la côte noire, Le Colosse noir, Chimères de Fer dans la Clarté Lunaire, La Maison aux Trois Bandits ; en gros, c’est plutôt des BD que j’ai appréciées, à l’exception du Dieu dans le Sarcophage).

Enfin, le travail d’adaptation et le changement de médium peut parfois considérablement changer la chose, dans un sens mais aussi dans l’autre. Et ce dont je parle ici, c’est des adaptations.

Prenons La Fille du géant du gel, puisque c’est le seul texte dont j’ai lu la nouvelle d’origine. Le texte de base est très court (17000  caractères). C’est un texte qui fait la part belle à la mythologie, au fantastique, à la poésie, et qui joue beaucoup sur sa chute. On peut aussi en dire, avec nos lunettes actuelles, que c’est un texte d’un sexisme certain, voir même quasiment une apologie du harcèlement sexuel et de la culture du viol, selon comment on lit ça (mais alors l’histoire de Daphnée et Apollon, qui l’inspire, est également lisible de la même façon).

Voyons maintenant la BD de Robin Recht.

Conan le Cimmérien – La Fille du géant du gel
C’est une adaptation qui va garder la base de l’histoire, mais considérablement changer et adapter non seulement les péripéties, mais aussi le fond de l’histoire, transformant en gros un texte au frontières du fantastique en BD de high fantasy sursaturée d’un sous-texte sexuel pas forcément très subtil, mais néanmoins très intéressant.

Spoiler:

La nouvelle de base: Conan est le seul survivant d’une bataille sur un lac gelé. Il est épuisé, à une blessure à la tête. Une jolie fille irréelle et vêtue uniquement d’un fin voile transparent apparait, le chauffe et l’encourage à la poursuivre, ce qu’il fait, à moitié délirant de fatigue, de douleur et de désir. C’était un piège, ses frères, deux géants de glace type Marcheurs Blancs XXL, l’attaquent. Mais Conan est trop fort, il les dégomme. La jeune fille, jusque là moqueuse et sûr d’elle, prend peur. Conan finit par l’attraper, lui arrache son voile, et il y a assez peu de doute sur le fait qu’il s’apprête à la violer. Elle appelle son père à l’aide. Le ciel s’embrase, boumbadaboum effets spéciaux divers, la fille disparait, Conan tombe dans les pommes. Il est réveillé par des guerriers qui étaient en retard pour la bataille, leur raconte son histoire. Ils concluent que c’était un rêve, le délire d’un homme quasi à l’agonie. Mais soudain, Conan se rend compte qu’il tient toujours le voile de la fille du géant du gel en main.

La BD: La fille du géant du gel apparait avant Conan, observant la bataille, cherchant un héros digne d’elle. A ses côtés, deux ours polaires géants, ses frères. Conan est le seul survivant de la bataille sur le lac gelé, de peu. Le but final de la bataille était apparemment, assez clairement, qu’il n’en reste qu’un, pour que celui-ci rencontre la file du géant du gel. Elle lui apparait, vêtue uniquement d’un fin voile transparent apparait, le chauffe comme pas permis, et l’encourage à la poursuivre, ce qu’il fait, surtout motivé par le désir, la fatigue et la douleur de sa blessures n’étant pas vraiment rappelées. La poursuite prend des pages et des pages, et ils discutent pas mal (notamment de son père, le géant du gel, décapité et dont le sang a créé le monde). Le désir monte en même temps qu’ils gravissent la montagne. Arrivé au pic des deux, elle fait chuter Conan dans une faille, avec au fond un lac, dans lequel se trouvent les corps animés des autres héros qu’elle a leurré jusqu’ici. Elle se masturbe pendant qu’il se débat dans l’eau et dans les cadavres animés. Conan, animé de sa force et de sa pulsion de vie surhumaine, les vainc, et remonte jusqu’en haut de la faille. La fille est aussi surprise qu’effrayée. Conan se jette sur elle, elle s’enfuit, il a rattrape, et leur position est, disons, très suggestive, au moment où elle appelle son père à l’aide. Le ciel s’embrase, boumbadaboum effets spéciaux divers, un géant décapité dont le sang jaillit en geyser apparait en fond (il est énorme et en même temps peu visible, je ne l’ai vu qu’à la relecture), Conan saute dans le vide, pour se jeter sur lui.

Il est réveillé par des guerriers qui étaient en retard pour la bataille, leur raconte son histoire. Ils concluent que c’était un rêve, le délire d’un homme quasi à l’agonie. Mais soudain, Conan se rend compte qu’il tient toujours le voile de la fille du géant du gel en main.

Au loin, la fille du géant du gel pleure.

Bref. On peut faire plein de lectures différentes de la BD, ce qui fait que c’est une excellente BD. Il y a surtout, graphiquement, un splendide travail de dessin, de composition, de mise en page. Et aussi une vraie poésie dans les dialogues et dans les pensées des personnages. Ce n’est pas stricto census la même histoire. Mais sur le fond, les thématiques sont identiques, et tout est extrêmement bien adaptées au médium BD. Regardez juste les premières pages dans la liseuse ci-dessus, quoi. C’est splendide, et c’est comme ça tout du long. Est-ce que c’est sexiste? Je laisse chacun en juger.

A côté de cela, d’autres albums, je pense, collent je pense beaucoup plus au texte d’origine. Mais c’est pas forcément une bonne idée.

Les Mangeurs d’hommes de Zamboula, par exemple.

Conan le Cimmérien – Les Mangeurs d’hommes de Zamboula

Outre que je ne trouve pas la représentation graphique sympa (première page mise à part), le fond est, en effet, assez bas de plafond, et on est là beaucoup plus sur le genre d’histoire cliché qui a fait la mauvaise réputation de Conan. [Edit: on est raccord, @Kevan ^^ ]

Spoiler:
Les « mangeurs d’hommes » sont des esclaves noirs (et ne sont en fait pas très importants dans l’histoire), le personnage féminin se balade à poil pendant toute l’histoire sans raison…

Et enfin, y’a des albums très bons, ni sexistes ni racistes, avec des personnages féminins très intéressants, des scènes pleines de poésie, des ambiances de folie. Ceux que j’ai évoqués plus haut, en gros: La Reine de la Côte noire par Jean-David Morvan et Pierre Alary, le Chimères de fer dans la clarté lunaire de Virginie Augustin, Les Clous rouges par Didier Cassegrain et Olivier Vatine (ne pas s’arrêter à la couverture, qui est plus un hommage aux clichés et à l’iconographie classique de Conan qu’autre chose).

Après, on peut toujours voir du racisme ou de l’apologie du colonialisme partout. Au-delà de la rivière Noire, par Mathieu Gabella et Anthony Jean, n’a pas de personnage féminin, mais comme dit plus haut, c’est une transposition très claire de la conquête de l’Ouest américaine dans le monde hyperboréen. Du coup, on peut voir ça comme une histoire sur le colonialisme, en dire qu’Howard est raciste parce que les natifs sont considérés comme des « barbares », ou tout du moins qu’il fait dans l’ethnocentrisme total… Après, la notion de « Barbarie » et de « Civilisation » chez Howard est très particulière, la première étant en fait synonyme de pureté, de puissance de vie, de relations saines, et la seconde étant très souvent associée à la décadence, à des mœurs vils et dégénérés, à une vie trop complexe pour en valoir la peine. Voir par exemple les premières pages de Chimères de fer dans la clarté lunaire, très direct sur ce sujet.
Conan le Cimmérien – Chimères de fer dans la clarté lunaire

Enfin, et c’est pour cela que j’insiste sur les bonus en fin de BD dans les premières éditions, le travail de contextualisation éditoriale et historique de Patrice Louinet me parait absolument essentiel à la compréhension de l’oeuvre. Au-delà de la rivière Noire et Les Clous Rouge, par exemple, deux des meilleures nouvelles d’Howard, parlent en fait bien plus de la naissance des Etats-Unis que de fantasy médiévale européenne, mais difficile de le voir ou de le savoir aujourd’hui sans son aide. Pas mal d’autres nouvelles sont écrites avec des scènes pensées pour que Margaret Brundage, illustratrice attitrée des Conan dans le magazine Weird Tales, puisse dessiner une femme nue à mettre en couverture du magazine. La ligne éditoriale du magazine, les nouvelles qu’ils achètent ou qu’ils refusent, les éventuels besoin d’argent d’Howard, jouent en fait beaucoup dans ce qui est écrit et publié. Si j’en crois Patrice Louinet (lire notamment les bonus de Le colosse Noir et de Les Mangeurs d’Hommes de Zamboula, de mémoire) Howard est  en gros un féministe réaliste et cynique: féministe sur le fond, mais qui n’hésite pas à écrire, en pleine conscience, « ce qui fait vendre ».

Auteur de "Les mystères du Trône de Fer", tome I, co-auteur du tome 2: https://www.lagardedenuit.com/forums/sujets/les-mysteres-du-trone-de-fer-les-mots-sont-du-vent/ & https://www.lagardedenuit.com/forums/sujets/les-mysteres-du-trone-de-fer-2/
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