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Approfondissements / La saga principale

Le souvenir d’un baiser…

Sansa et Sandor, par Bubug ; montage Nymphadora

Dans l’œuvre de Martin, il est parfois difficile de déterminer si les faits qui nous sont contés sont des vérités établies ou des croyances de personnages « Points de Vue ». En effet, la narration particulière des romans tend à brouiller les perceptions du lecteur, l’objectivité narrative étant toujours remise en question.

L’épisode du Baiser, où le personnage de Sansa imagine un baiser entre elle et Sandor qui n’a en fait jamais eu lieu (que l’on appelle communément « unkiss » chez nos homologues anglo-saxons) est un exemple particulièrement marquant quand il s’agit de parler d’objectivité narrative. Nous allons, dans cet article, tenter de démêler les fils de l’événement, et nous chercherons à analyser ce qui peut expliquer ce faux souvenir de Sansa.

Image d’en-tête : Bubug, montage : Nymphadora

Cet article est disponible au format audio, narré par Werther, dans un épisode de la Chandelle de Verre.

L’épisode du baiser

The Unkiss, par Bubug (https://www.deviantart.com/bubug)

The Unkiss, par Bubug

Durant la bataille de la Néra (Intégrale 2, A Clash of King), Sandor Clegane se rend dans la chambre de Sansa Stark, hagard et saoul. Traumatisé par les flammes, il s’y cache, refusant de mener une sortie face aux ennemis.

Alors que Sansa retrouve sa chambre, la bataille semblant à ce moment-là perdue (les informations qui arrivent à Cersei et Sansa leur indiquent que Tyrion est probablement mort, que la retraite du roi Joffrey a entraîné la fuite des hommes du Guet des remparts, et que la populace assaille les portes de l’intérieur). Elle est surprise par Sandor, réfugié loin des flammes.

Terrorisée, elle ne parvient pas à soutenir son regard, et il dégaine alors sa dague, menaçant de l’égorger si elle ne lui chante pas la chanson de Jonquil. Sansa murmure alors une prière à la Mère avant de lui caresser le visage, et le Limier ne peut retenir des larmes silencieuses. Il jette à terre son manteau blanc souillé de sang et de suie et sort de la pièce.

Pas de baiser à l’horizon donc, même si, l’espace d’un instant, Sansa s’imagine que Sandor va l’embrasser.

« Avec moi, tu serais en sécurité, grinça-t-il. Je leur fous la trouille à tous. Ils n’oseraient plus, plus personne, te faire de mal, ou je les tuerais. » Il l’attira violemment vers lui et, un instant, elle crut qu’il voulait l’embrasser. S’y opposer ? il était trop fort. Elle ferma les yeux, toute au désir d’en avoir fini, mais il ne se passa rien. « Peux toujours pas supporter de regarder, hein ? » l’entendit-elle hoqueter.

(ACOK, Sansa VII)

Pourtant, dans les tomes suivants, Sansa se remémore un baiser :

« Sansa se demandait quel effet feraient à Megga les embrassements du Limier. Il empestait le sang et le vin, cette nuit là, la nuit de la bataille. Il m’a embrassé, m’a menacer de le tuer, m’a obligée à lui chanter une chanson. »

(ASOS, Sansa I)

« Comme les lèvres du petit se collaient sur les siennes, elle se surprit à penser à un autre baiser. Elle conservait un souvenir intact de ce qu’elle avait éprouvé, quand il avait plaqué sa bouche cruelle contre la sienne. Il était venu trouver Sansa dans le noir, alors que des flammes vertes embrasaient le ciel. Il a pris une chanson et un baiser, et il ne m’a laissé rien d’autre qu’un manteau sanglant. »

« Sansa pensa à Tyrion, puis au Limier et à la façon dont il l’avait embrassée, et Alayne opina du chef. »

(AFFC, Alayne II)

Cet article va s’attacher à analyser les causes pouvant expliquer ce souvenir faussé de Sansa.

Un élément inclus sciemment par Martin ?

L’explication la plus simple concernant ce souvenir faussé serait d’attribuer cela à une erreur d’inattention de Martin. Une incohérence interne à la saga n’aurait en soit rien d’étonnant et ne serait pas la première, malgré toute l’attention portée aux détails par George R.R. Martin. Cependant, quand on l’interroge sur une incohérence, il est généralement transparent sur le sujet, et confirme l’erreur éventuelle.

Par exemple, les hanches de Jeyne Ouestrelin, vues comme étroites par Jaime alors que Catelyn les décrit comme larges (une incohérence qui fit couler beaucoup d’encre sur les forums de fans, induisant bien des théories où Jeyne Ouestrelin aurait été remplacée par une autre), Martin a reconnu une erreur de sa part :

« The hips were a mistake unfortunately. »

(les hanches étaient une erreur, malheureusement)

(So Spake Martin, du 14 juillet 2011, sur le site de Westeros)

Au contraire, avec le souvenir de Sansa, Martin nous affirme avoir introduit cet élément sciemment. Avec ce souvenir erroné, il affirme ainsi avoir planté la graine d’un phénomène qui devrait avoir une importance dans les futurs tomes…

« You will see, in A STORM OF SWORDS and later volumes that Sansa remembers the Hound kissing her the night he came to her bedroom… but if you look at the scene, he never does. That will eventually mean something, but just now it’s a subtle touch, something most of the readers may not even pick up on. »

(Vous verrez, dans A STORM OF SWORDS et les tomes suivants, que Sansa se souvient que le Limier l’a embrassée la nuit où il est venu dans sa chambre… mais si vous examinez cette scène, il ne l’a jamais fait. Cela aura une signification ultérieurement, mais pour le moment, c’est simplement une allusion discrète, quelque chose que la plupart des lecteurs ne remarqueront peut-être même pas)

(So Spake Martin, du 21 juin 2001, sur le site de Westeros)

« Well, not every inconsistency is a mistake, actually. Some are quite intentional. File this one under « unreliable narrator » and feel free to ponder its meaning… »

(et bien, toutes les incohérences ne sont pas nécessairement des erreurs. Mettez celle-ci sur le compte du « narrateur non fiable », et vous pourrez méditer sur sa signification…)

(So Spake Martin, du 05 octobre 2002, sur le site de Westeros)

Interrogé à plusieurs reprises sur le passage qui peut semble incohérent, George R.R. Martin nous confirme donc que le souvenir de Sansa n’est en rien une erreur d’inattention de sa part.

Mettons cette incohérence sur le compte du « narrateur non fiable »

Une marque de fabrique de la saga…

« I’m a strong believer in telling stories through a limited but very tight third person point of view. I have used other techniques during my career, like the first person or the omniscient view point, but I actually hate the omniscient viewpoint. None of us have an omniscient viewpoint; we are alone in the universe. We hear what we can hear… we are very limited. If a plane crashes behind you I would see it but you wouldn’t. That’s the way we perceive the world and I want to put my readers in the head of my characters.»

(Je suis persuadé que les histoires doivent être racontées à partir du point de vue limité, mais très proche d’une tierce personne. J’ai utilisé d’autres techniques au cours de ma carrière, comme la narration à la première personne, ou le narrateur omniscient, mais, en fait, je déteste le narrateur omniscient. Personne n’a un point de vue omniscient ; nous sommes seuls dans l’univers. Nous entendons ce que nous pouvons entendre… nous sommes très limités. Si un avion s’écrase derrière vous, je le verrai, mais pas vous. C’est ainsi que nous percevons le monde, et je veux mettre mes lecteurs dans la tête de mes personnages.)

Interview de GRRM du 7 octobre 2012.

Il ne vous aura pas échappé que la narration de la saga du Trône de Fer repose sur un système de Points de Vue (PoV). Chaque chapitre de l’histoire est raconté selon le point de vue d’un personnage particulier (dont le nom ou le surnom figure en tête du chapitre). Ce narrateur n’est pas omniscient, et peut donc ignorer certaines informations, les interpréter de manière erronée, voire avoir des souvenirs trompeurs, comme c’est le cas dans l’épisode du baiser. D’autres informations sont parfois en partie dissimulées au lecteur, le personnage PoV refusant lui-même d’affronter certaines vérités, ou simplement n’y pensant pas. Ce mécanisme d’écriture, en plus de rendre les personnages très humains et de permettre au lecteur de s’immerger dans l’histoire en s’identifiant aux personnages, permet de construire un puzzle que le lecteur peut reconstituer au fil de sa lecture.

C’est avec ce mécanisme d’écriture que Martin joue en mettant en scène un faux souvenir chez Sansa dans l’épisode du baiser.

Mais dans l’ensemble de la saga, la fiabilité du narrateur peut être remise en question lorsque l’on analyse les événements à travers ses yeux.
Prenons par exemple Eddard Stark : le douloureux souvenir de la mort de sa sœur à la Tour de la Joie nous est conté par ses yeux, mais ses souvenirs restent imprécis et parcellaires, du fait du traumatisme ressenti.

Je me trouvais auprès d’elle quand elle est morte, rappela Ned. Elle souhaitait revenir chez elle, ici, près de Père et près de Brandon. » Il l’entendait encore retentir, son cri – Promets-moi –, dans la chambre où l’odeur du sang se mêlait au parfum des roses. « Promets-moi, Ned ! » La fièvre qui la tenaillait alors lui ôtait les forces et réduisait sa voix à un murmure imperceptible mais, sitôt qu’il eut donné sa parole, s’apaisa le regard anxieux. Il voyait encore quel sourire le remercia, il sentait encore se refermer sur les siens l’étau des doigts, il revoyait enfin la paume s’ouvrir et répandre, noirs et fanés, les pétales roses. De la suite, aucun souvenir. On l’avait trouvé, muet de douleur, étreignant convulsivement la morte, et le petit échanson Howland Reed avait, paraît-il, dû dénouer leurs mains.

(AGOT, Eddard I)

De même, Bran ne peut se souvenir de la chute qui l’a conduit dans le coma. Le souvenir semble avoir été enfoui (peut être aidé par la corneille à trois yeux), comme c’est le cas en cas de d’événements traumatiques chez l’homme :

« Il essaya de se souvenir. Une figure lui apparut, émergea peu à peu de la brume grise, une figure qui, dans la lumière, brillait ainsi que de l’or. « Ce que me fait faire l’amour, quand même ! » dit-elle. Bran poussa un cri, et la corneille s’envola en croassant. Pas cela ! Oublie-le, tu n’en as que faire, à présent, mets-le de côté, repousse-le. La corneille se percha sur son épaule et, d’un coup de bec, fit s’évanouir la figure d’or.

(AGOT, Bran III)

Les personnages ont par ailleurs leur propre perception des événements, parfois biaisée par leurs connaissances limitées, leurs sentiments ou leur éducation.
Ainsi par exemple, la prêtresse rouge Mélisandre se fourvoie dans les grandes largeurs lorsqu’elle annonce l’arrivée d’Arya au Mur.

« – La fille, dit-elle. Une fille en gris, sur un cheval agonisant. La soeur de Jon Snow. » De qui d’autre pouvait-il s’agir ? Elle galopait vers lui pour chercher protection, cela au moins Mélisandre l’avait vu clairement. »

(ADWD, Mélisandre)

Mélisandre annonce à Jon que sa sœur arrive au Mur quand il s’agit en fait d’Alys Karstark. Le personnage n’est pas omniscient et de fait, se fourvoie dans l’interprétation qu’elle fait de sa vision dans les flammes, s’accrochant à tort à une explication qui lui semble logique et extrapolant sa vision pour marquer l’esprit de Jon.

De manière plus générale, par exemple, la rébellion de Robert Baratheon que nous décrit Daenerys Targaryen n’a pas grand-chose à voir avec celle que narre Eddard Stark. Daenerys, qui tient son savoir de son frère Viserys, garçonnet à qui on a arraché ses parents et son foyer à l’âge de 7 ans, et ignore tout de la folie de son père, ne peut évidemment pas nous raconter la même histoire qu’Eddard, pour qui le massacre de son père et de son aîné par Aerys déclencha la Rébellion.

C’est aussi ce mécanisme qui est à l’oeuvre lorsque Daenerys évoque la résistance au feu des Targaryen.

Mais, au-delà de ces biais et perceptions qui tendent à façonner parfois à tort la vision du monde du Trône de Fer qu’a le lecteur (cet artifice narratif pourrait pourtant être analysé de manière bien plus poussée, mais nous nous arrêterons là pour cet article), dans le cas qui nous occupe, point d’interprétation biaisée : Sansa s’imagine un baiser qui n’a bel et bien pas eu lieu.

Mais pourtant elle n’est pas le seul personnage à qui la mémoire joue des tours.
Ainsi, on pourra par exemple citer le petit trou de mémoire d’Arya qui se trompe dans le nom de l’épée de Joffrey « Lion’s Tooth » (Dent-de-Lion) qu’elle transforme par erreur en « Lion’s Paw » (Patte-de-Lion ; malheureusement, la traduction française a conservé le nom correct).

“That’s a lie!” Arya squirmed in Harwin’s grip. “It was me. I hit Joffrey and threw Lion’s Paw in the river. Mycah just ran away, like I told him.”

(ASOS, chapitre 35, Arya VI)

Daenerys également fait montre d’une légère incohérence dans ses souvenirs puisqu’elle attribue à un livre les propos de Quaithe.

[Quaithe] « For dragons are fire made flesh, and fire is power. »

(« Car les dragons sont le feu fait chair, et pouvoir et feu ne font qu’un. »)

(ACOK, Daenerys II)

« Dragons are fire made flesh. She had read that in one of the books Ser Jorah had given her as a wedding gift. »

(« Les dragons sont le feu incarné. Elle avait lu cela dans un des ouvrages offerts par ser Jorah en cadeau de noces. »)

(ADWD, Daenerys I)

Quant à Tyrion, il se souvient avec acuité des dernières paroles de son père : « Là où vont les putes… »

« Là où vont les putes », avait dit son père. Ses dernières paroles, et quelles paroles ! L’arbalète avait vrombi, lord Tywin s’était rassis, et Tyrion Lannister s’était retrouvé en train de se dandiner dans le noir, Varys à ses côtés.

(ADWD, Tyrion I)

Ses derniers mots vraiment… ?

« Tu m’as tiré dessus…, fit lord Tywin d’un air incrédule, l’œil vitreux de stupéfaction.
— Vous avez toujours été prompt à saisir les situations, messire, dit Tyrion. C’est sans doute ce mérite-là qui vous vaut l’honneur d’être Main du roi.
— Tu… tu n’es pas… pas mon fils…
— Voilà en quoi vous vous trompez, Père. Je crois bien, moi, que je suis votre miniature. Maintenant, accordez-moi une faveur, crevez rondement. J’ai un bateau à prendre. »

(ASOS, Tyrion XI)

Personne n’en voudra à Tyrion de ne pas s’être concentré sur ces derniers mots blessants, et l’on pourra arguer que, dans ces trois exemples assez anecdotiques, l’incohérence n’est pas comparable à l’ampleur de l’épisode du baiser où Sansa invente a posteriori une scène qui n’a jamais eu lieu. Toutefois, au fil de l’œuvre, le lecteur reste spectateur des pensées parfois erronées du narrateur, et l’on pourrait encore trouver bien des manifestations de ce mécanisme d’écriture au sein de l’œuvre de Martin.

Sansa, narratrice particulièrement peu fiable

La réécriture du souvenir du baiser n’est pas la seule occurrence où Sansa réécrit un souvenir. De manière anecdotique, sa mémoire semble par exemple lui jouer des tours concernant une discussion qu’elle a avec son père Eddard.

« – Ecoute un instant, ma douce, dit-il gentiment. Quand tu seras grande, nous te fiancerons à un grand seigneur digne en tous points de toi – fort, brave, magnanime et tout et tout. Jamais je n’aurais dû te promettre à Joffrey. Il n’a rien, crois-moi, de ton prince Aemon. »

(AGOT, Sansa III)

L’échange devient par la suite :

« -C’était bien par amour ! confirma-t-elle avec élan. Père me refusait même la permission de vous dire adieu… » Bien qu’elle fût la facilité même, l’obéissance même et tout et tout, la fille en or, une furie, ce matin-là, une furie digne d’Arya, pour échapper à septa Mordane et braver son seigneur et père. Jamais elle n’avait rien fait de si téméraire et jamais ne s’y fut risquée sans son amour extrême pour Joffrey. « Il allait me ramener à Winterfell et me marier à je ne sais quel obscur chevalier. Et j’avais beau dire : « C’est Joff que je veux », il faisait la sourde oreille. »

(AGOT, Sansa IV)

Si cela peut tout simplement être une exagération de petite fille contrariée, il reste intéressant de noter que l’on assiste là à une légère réécriture des faits qui permet à Sansa de mieux rationaliser ses actions à ses propres yeux. Par petites touches, dés le début du récit, GRR Martin nous montre que l’on ne peut pas totalement se fier aux souvenirs de la jeune fille.

Lady, par Smirtouille (https://www.deviantart.com/smirtouille)

Lady, par Smirtouille

Toutefois, c’est surtout un autre épisode qui va façonner, aux yeux du lecteur, le personnage de Sansa : la perte de sa louve Lady. Si beaucoup de lecteurs y voient un point de lancement de l’intrigue et une façon de séparer le personnage de Sansa de la « meute » de ses frères et sœurs, la rendant un peu moins Stark que les autres (ce qui est sujet à bien des débats, je vous invite si vous souhaitez en discuter à vous rendre sur le forum), il est également intéressant de noter que la façon dont Sansa parlera des événements qui ont précédé la mort de Lady dans la suite des romans en dit beaucoup sur sa qualité de narrateur non fiable. Revenons sur les faits :

« Et ce garçon boucher veut être chevalier, n’est-ce pas ? dit Joffrey, sautant à bas de sa monture, l’épée au poing. Ramasse ton arme, garçon boucher. » Il affichait un air goguenard. « Montre-nous donc ton habileté. »
Fou de peur, Mycah ne broncha pas.
« Allons, ramasse, ordonna le prince en avançant sur lui. Ou bien ne saurais-tu combattre que des fillettes ? »

(AGOT, Sansa I)

Interrogée sur l’événement, elle dira ne pas s’en souvenir, mais, plus inquiétant, plus loin, Sansa attribuera même à Mycah la responsabilité du combat et dira à Arya, alors qu’elle sont seules, que le garçon boucher a attaqué le prince :

« Arya se tordit le museau en une grimace écœurée. « Jaime Lannister a assassiné et Jory, et Heward, et Wyl, et le Limier assassiné Mycah. C’est ces deux-là qu’on aurait dû décapiter.
– Ce n’est pas pareil, dit Sansa. Le Limier est le bouclier lige de Joffrey. Puis ton boucher d’ami s’en était pris au prince.
– Menteuse ! riposta Arya, le poing si violemment crispé sur son orange que le jus rouge lui giclait entre les doigts.
– Va, va…, décocha Sansa d’un air désinvolte. »

(AGOT, Sansa III)

Sansa a alors totalement intégré le mensonge de Joffrey, et même en privé face à sa sœur, elle semble persuadée de la véracité de la version du prince, balayant avec désinvolture ses accusations de mensonge. Témoin de la scène, elle semble se mentir à elle-même sur le déroulé de l’épisode. Ce n’est que bien plus tard qu’elle s’autorisera à dire la vérité :

[Olenna] « A présent, petite, la vérité. Quel genre d’homme est ce Joffrey, qui se proclame Baratheon mais a l’air si fort Lannister ?
[…]
– Un monstre, murmura-t-elle d’une voix si tremblante qu’à peine la perçut-elle elle-même. Joffrey est un monstre. Il a calomnié le garçon boucher et contraint Père à tuer ma louve. Quand je le mécontente, il me fait rosser par sa Garde. Il est pervers et cruel, madame, voilà. Et la reine aussi »

(ASOS, Sansa I)

Plus qu’un faux souvenir comme cela semble être le cas avec le baiser, Sansa a tendance ici à réécrire des faits, et semble s’attacher à une vision « modifiée » et mensongère de son monde. Elle s’auto-convainc de la véracité de certains faits, rendant la frontière entre mensonge et réalité floue pour elle, et de facto pour le lecteur. C’est d’ailleurs également cet état d’esprit qui l’habite lorsqu’aux Eyrié, elle doit mentir pour cacher le déroulé de la mort de sa tante Lysa Arryn.

Alayne avait tant de fois répété ce mensonge que sa mémoire le lui dictait tel quel plus souvent qu’à son tour ; la vérité ne lui paraissait guère plus qu’un mauvais rêve qui troublait de temps à autre son sommeil.

(AFFC, Alayne II)

On peut mettre ceci en parallèle avec le personnage d’Arya qui, mentant elle aussi sur son identité, ne se perd jamais elle-même dans ce mensonge :

« Tu as revêtu d’autres noms, mais tu les as portés avec autant de légèreté que tu aurais pu le faire d’une robe. Dessous, il y avait toujours Arya. »

(AFFC, Arya II)

Sansa a, elle, tendance à souvent se mentir à elle-même et à s’oublier dans le mensonge. Elle internalise facilement ses réactions et ses pensées et les « modifie », les réécrivant, pour qu’elles correspondent mieux à la vision du monde qu’elle comprend. Soumise à une forme de dissonance cognitive en découvrant que tout n’est pas chanson, elle ajuste ses cognitions de façon à rendre cohérent les différents éléments de son univers personnel. C’est ainsi par exemple qu’elle s’auto-persuadera de l’absence de responsabilité de Joffrey dans la mort de Lady :

« Après s’être d’abord persuadée qu’il méritait seulement sa haine, pour avoir trempé dans l’assassinat de Lady, elle avait fini, une fois séché son chagrin, par se dire qu’il n’en était pas coupable, pas vraiment. La faute en était à la reine, et c’est la reine qu’il fallait haïr, la reine et Arya. Sans Arya, rien ne serait arrivé. »

(AGOT, Sansa II)

Elle cherche également souvent à se rassurer, en rationalisant et se sermonnant intérieurement :

« Butterflies fluttered nervously in Sansa’s stomach. I shouldn’t be afraid, she told herself. I have nothing to be afraid of, it will all come out well, Joff loves me and the queen does too, she said so. »

(En VF : « A le voir, au passage, échanger quelques mots affables avec ser Balon et ser Dontos, Sansa eut soudain l’impression qu’une nuée de papillons folâtraient dans son ventre. Peur ? de quoi ? je n’ai aucune raison d’avoir peur, tout finira bien, Joffrey m’aime, et la reine aussi, elle l’a bien dit.« )

(AGOT, Sansa V)

« — Dans le bois sacré ? » Ne regarde pas ser Dontos, non, non ! s’enjoignit Sansa. Elle ne sait pas, ni elle ni personne. Dontos m’a juré sa foi, mon Florian ne saurait me tromper. « Je ne suis coupable de rien. Je ne me rends dans le bois sacré qu’afin de prier. »

(ACOK, Sansa VI)

« Oh, mais qu’est-ce qui m’a pris, se désola-t-elle, de mentionner ser Robar ? J’ai tout détruit… Le voici furieux contre moi. Elle s’efforça de trouver quelque chose à dire en guise d’amende honorable, mais chacun des mots qui lui venaient à l’esprit était boiteux, débile. Tais-toi, s’enjoignit-elle, ou tu ne feras qu’empirer les choses. »

(ASOS, Sansa I)

De façon amusante, une recherche de la locution « she told herself » dans un chapitre de Sansa quelconque donne d’ailleurs des résultats plutôt probants (5 mentions dans AGOT – Sansa VI, 2 dans ACOK – Sansa II…). Cela ne marche pas à tous les coups bien sûr, mais Sansa apparaît quand même comme la reine de l’auto-motivation et du dialogue intérieur.
De facto, ce mécanisme propre au personnage fait d’elle un personnage particulièrement peu fiable en temps que narrateur.

L’épisode du baiser : un mécanisme de défense ?

Nous avons vu que l’épisode du baiser a été sciemment intégré par Martin dans son œuvre, marqueur du fait que le narrateur point de vue peut se fourvoyer et fourvoyer le lecteur avec lui. Sansa, en tant que personnage point de vue, est quant à elle particulièrement peu fiable, ayant tendance à réécrire sa réalité, formant une ligne floue entre mensonge et réalité.

Mais interrogeons-nous désormais sur le faux souvenir du baiser en lui-même : comment interpréter le fait que cet épisode en particulier a été inventé par le personnage de Sansa, et quelle symbolique y accorder ?
La première interprétation qui vient en tête est celle d’un mécanisme de défense face à un traumatisme.
Sansa fait face à des événements traumatisants, qui briseraient beaucoup de personnes, à plus forte raison une jeune fille de douze ans. À Port-Réal, Sansa est le jouet du roi Joffrey Baratheon et subit ses sautes d’humeur et ses jeux cruels.

« Pas au visage, commanda Joffrey. J’aime qu’elle soit jolie. »
En la percutant au creux de l’estomac, le poing de Boros lui coupa le souffle et la plia en deux, mais le chevalier la rattrapa par les cheveux, tira l’épée. Durant une abominable seconde, elle eut la certitude qu’il allait lui trancher la gorge, mais le plat de la lame lui cingla les cuisses, et si violemment qu’elle crut ses jambes brisées. Elle poussa un cri. Les larmes inondèrent ses yeux. Ce sera bientôt terminé. Elle ne perdit bientôt que le compte des coups.
« Assez », entendit-elle. Le timbre râpeux du Limier.
« Pas du tout, répliqua le roi. Boros, déshabille-la. »
Boros porta une main viandue sur le corsage de Sansa et l’arracha d’une seule traction. La soie se déchira tout du long, la dénudant jusqu’à la taille. Elle se couvrit la poitrine à deux mains. Des ricanements lui parvinrent, lointains et féroces. « Fouettez-la au sang, dit Joffrey, nous verrons si son frère apprécie… »

(ACOK, Sansa III)

Enough, par Bubug (https://www.deviantart.com/bubug)

Enough, par Bubug

Constamment surveillée, intérieurement acquise à la cause de son frère Robb, mais contrainte d’ânonner en permanence des couplets sur sa traîtrise, elle est également confrontée à la perte de ses idéaux.

« N’avez-vous aucune idée de ce qui se passe lors du sac d’une ville, Sansa ? Non, vous n’auriez garde, n’est-ce pas ? Tout ce que vous savez de la vie, vous l’avez appris des chanteurs, et les bonnes chansons de saccage, il y a disette.
— De véritables chevaliers ne s’en prendraient jamais à des femmes et à des enfants. » Des mots, du vent, s’aperçut-elle au fur et à mesure qu’elle l’énonçait.
« Véritables chevaliers… » La reine trouvait manifestement la formule d’une irrésistible cocasserie. « Sans doute avez-vous raison. Mais, dans ce cas, pourquoi ne pas manger tout bonnement votre potage comme une bonne petite fille en attendant que Symeon Prunelles d’Etoiles et le prince Aemon Chevalier-Dragon accourent à votre rescousse, ma mignonne ? Ils ne tarderont plus guère, à présent, m’est avis. »

(ACOK, Sansa V)

Elle a par ailleurs vécu une grande frayeur lors des émeutes de Port-Réal, qui lui laisse des cauchemars vivaces.

Elle rêva de nouveau de l’émeute, cette nuit-là. La foule démontée l’assaillait, telle une bête à mille mufles, de ses vociférations. De quelque côté qu’elle se tournât, elle ne voyait que trognes convulsives, masques inhumains, monstruosités. Elle essayait bien, tout en larmes, de leur dire son innocence et qu’elle ne leur avait jamais fait de mal, ils cherchaient tout de même à l’arracher de selle. « Non, criait-elle en pleurant, non, par pitié, non, non ! » Mais ils n’en tenaient aucun compte. Elle appelait à pleine gorge et ser Dontos et ses frères et son père mort et sa louve morte et le vaillant ser Loras qui lui avait, jadis, offert une rose rouge, mais aucun d’entre eux ne venait. Elle appelait à son secours les héros des chansons, les Florian, ser Ryam Redwyne et le prince Aemon Chevalier-Dragon, mais tous demeuraient sourds. Des femmes grouillaient autour d’elle comme des fouines, lui pinçaient les jambes et lui bourraient le ventre de coups de pied, quelqu’un la frappait en pleine figure, et elle sentait ses dents se briser, quand elle vit luire l’éclat de l’acier. Le couteau plongea dans ses entrailles et les lacéra lacéra lacéra, lacéra jusqu’à ce que d’elle, à terre, ne subsistât rien, plus rien d’autre que des lanières éparses à reflets gluants.

(ACOK, Sansa IV)

Terrorisée, elle fait également face à ses premières règles, et peut être officiellement mariée à son tortionnaire.

« Non, par pitié, pleurnicha-t-elle, par pitié, non. » Elle ne voulait pas que ça lui arrive, pas maintenant, pas ici, pas maintenant, pas maintenant, pas maintenant, pas maintenant.
(…)
Perdant la tête, elle n’eut plus qu’une hantise, l’éliminer, coûte que coûte, qu’on ne voie pas, et elle ne pouvait se permettre de laisser voir, ou on la marierait avec Joffrey, on la forcerait à coucher avec lui. »

(ACOK, Sansa IV)

Puis vient la bataille de la Néra : alors qu’elle se rend dans sa chambre, elle est persuadée que la bataille est perdue. Or Cersei lui a clairement fait comprendre que si la cité tombait, elle serait tuée.

« Quand tu m’as interrogée sur ser Ilyn, tout à l’heure, je t’ai menti. Souhaiterais-tu connaître la vérité, Sansa ? Souhaiterais-tu savoir la véritable raison de sa présence ici ? »
(…)
« Il est ici pour nous, traduisit la reine. Stannis peut bien s’emparer de la ville, il peut bien s’emparer du trône, mais je ne souffrirai pas, moi, de me laisser juger par lui. Je refuse qu’il nous ait vivantes. »

(ACOK, Sansa VI)

Dans la protection de sa chambre, elle sent alors un bras l’attraper :

« C’est alors que quelque chose remua, derrière, et qu’une main surgie du noir se referma autour de son poignet. Elle ouvrit la bouche pour crier, mais déjà s’y abattait une seconde main qui la bâillonna. »

(ACOK, Sansa VII)

Tout ceci participe de l’état psychologique de Sansa au moment de l’épisode du baiser. Terrorisée, traumatisée, la menace du viol n’est pas loin à ses yeux. D’ailleurs, Sandor confirme plus tard à Arya qu’il aurait pu agir en ce sens :

« Et le petit oiseau, ta mignonnette de frangine, je me trouvais là, dans mon manteau blanc, quand on l’a rossée, et j’ai laissé faire. Sa putain de chanson, jamais de la vie qu’elle me l’a donnée, c’est moi qui la lui ai prise. Et j’avais envie de la prendre, elle aussi. J’aurais dû. J’aurais dû la baiser à mort et lui arracher le coeur avant de la laisser pour ce putain de nain. » Un spasme de douleur lui convulsa la face. « Tu veux quoi ? me forcer à te conjurer, salope ? »

(ASOS, Arya XIII)

C’est une scène complexe, sachant que Sandor est à ce moment-là agonisant et qu’il cherche à provoquer Arya pour qu’elle le tue. De plus, il vient d’apprendre que Sansa avait été livrée en pâture au Lutin qu’il hait. il est compliqué de savoir ce qu’il pense et s’il a réellement songé à violer Sansa au moment de l’épisode du baiser, mais la menace est en tout cas bien réelle pour Sansa, et a une certaine crédibilité.

Pourtant, il ne se passe finalement rien. Dés lors, il ne serait pas étonnant que Sansa romance l’instant pour en faire un moment digne de chanson : dépassée par son échange avec Sandor, elle ne comprend pas ses actes envers elle, et altère sa cognition de la même manière qu’elle rationalise ses pensées : en réécrivant l’événement pour en faire un épisode lisible dans son schéma de pensées. Dans un épisode où elle était passive et complètement à la merci de Sandor, réécrire l’instant serait alors un moyen de reprendre la maîtrise du scénario en ajoutant une notion de d’amour romanesque. Plutôt que de s’imaginer menacée, elle préfère imaginer avoir été aimée. En faisant de Sandor un être motivé par son amour pour elle, une interprétation possible du faux souvenir est qu’ainsi elle reprend une partie du pouvoir dans la scène, la rendant moins traumatisante.

On sait par ailleurs qu’elle a des regrets concernant cet épisode : ce moment était une occasion de quitter Port Réal.

Si seulement le Limier se trouvait ici… La nuit de la bataille, il était venu dans sa chambre lui proposer de l’emmener, mais elle avait décliné l’offre. Elle se demandait parfois, durant ses insomnies, si ç’avait été judicieux. Comme de camoufler sous ses soieries d’été, dans un coffre en cèdre, le manteau blanc souillé qu’il avait laissé. Tout en ignorant pourquoi elle le conservait. On accusait ouvertement Sandor Clegane de s’être dégonflé ; de s’être, au plus fort de la bataille, tellement saoulé que le Lutin s’était vu contraint de le suppléer pour mener la sortie. Mais elle comprenait. Elle connaissait le secret de sa figure calcinée. Il n’a pris peur que devant le feu. La faute en était au grégeois qui, cette nuit-là, transformait en fournaise jusqu’à la rivière et peuplait l’atmosphère elle-même de flammes vertes.
Un spectacle terrifiant, même du château. Dehors…, l’imagination peinait à concevoir la réalité.

(ASOS, Sansa I)

Romancer l’instant et y associer une dimension plus sensuelle pourrait alors apparaître comme une façon de justifier a posteriori son regret de ne pas avoir suivi Sandor. En effet, comment démêler le fait qu’elle regrette de ne pas avoir suivi le Limier alors qu’il lui a fait vivre une scène pleine de menace ? Romancer la scène pourrait lui permettre en partie de se réhabiliter à ses propres yeux, en rendant l’épisode moins angoissant, et par là même en justifiant le sentiment de regret qu’elle ressent.

Évidemment, tout cela reste de l’ordre du spéculatif, et beaucoup d’autres interprétations peuvent être faites de l’épisode. Nous allons voir au prochain point une autre interprétation très prisée chez les fans.

L’épisode du baiser : une manifestation de la confusion amoureuse de Sansa vis-à-vis de Sandor ?

Sansa et Sandor, par Zippo514 (https://www.deviantart.com/zippo514)

Sansa et Sandor, par Zippo514

Je vous invite à présent à lancer une recherche internet Sansa Sandor. Vous aurez alors la surprise (ou pas^^) de tomber sur moult fanfictions, fanarts, etc. les mettant en scène. Les deux personnages sont l’objet d’un « ship » (terme issu du mot anglais « relationship » désignant le soutien inconditionnel à un couple, que ce couple existe dans l’œuvre originale ou non). Le « ship » a même un nom : « SanSan ».

Ainsi, beaucoup de fans romancent la relation entre les deux personnages, et l’épisode du baiser est interprété par beaucoup comme le signe qu’inconsciemment, Sansa voulait que Sandor l’embrasse sans se l’avouer, et que le souvenir réécrit est en fait une manifestation du désir de Sansa pour Sandor.

Sansa, à douze ans, connaît en tous cas, comme beaucoup de personnes, ses premiers émois, et il est assez amusant de noter que, si ses fantasmes de jeune fille sont, au début de l’œuvre, très chastes, au fil de sa maturation sexuelle, ils se font de plus en plus précis. L’épisode du baiser (qui se situe au moment des premières règles de Sansa) voit une forme de tournant dans les rêveries de Sansa. Comparons ainsi la façon dont elle fantasme sur ser Loras dans ASOS :

[Olenna] « – Qui sont d’assurer vos jours en vous mariant, dit la vieille dame, pendant que Beurbosses beuglait l’antique, antique chanson. A mon petit-fils. »
A ser Loras? oh… Elle en perdit le souffle. Elle revivait ser Loras, vêtu de son étourdissante armure, lui lancer la rose. Ser Loras drapé de soie blanche et si pur, si virginal, si beau. Les fossettes qui se creusaient au coin de ses lèvres quand il souriait. La chaleur de son rire et de sa main légère. Le reste était imaginaire. L’effet que ça lui ferait de lui relever sa tunique et de caresser, dessous, la douceur de sa peau, de se jucher sur les pointes pour l’embrasser, de laisser courir ses doigts dans le dru de ses boucles brunes et de sombrer tout au fond de son regard brun. Une rougeur insidieuse lui gravit le cou.

(ASOS, Sansa I)

Un pendant nettement plus imagé de ses rêveries liées à Joffrey dans le premier tome :

« Son promis. Quoique leur mariage ne dût intervenir qu’après bien des années, cette seule pensée lui donnait de secrètes et mystérieuses palpitations. Certes, elle ne le connaissait guère encore, mais elle en était déjà éprise. Avec sa haute taille, sa beauté, sa force physique et ses cheveux d’or, il correspondait point par point à l’image du prince idéal qu’elle s’était forgée. Elle prisait d’autant plus les moments passés en sa compagnie que les occasions en étaient plus rares. »

(AGOT, Sansa I)

De fait, le fait de fantasmer un baiser dans ce contexte de début de maturation sexuelle n’est alors pas aberrant. Et Sandor, figure protectrice de Sansa, pourrait de fait être l’objet d’une projection romantique de la jeune fille. Le baiser imaginé s’inscrirait alors dans la thématique de La Belle et la Bête, thématique chère à Martin qu’il réécrit également au travers du parcours de Jaime et Brienne (G.R.R. Martin a une affection particulière pour le mythe de La Belle et la Bête, ayant notamment été scénariste sur la série fantastique Beauty and the Beast, réécriture moderne du conte) : le Limier, bestial, laid, refusant la chevalerie, correspond à tout ce que Sansa rejetait. Par cette réécriture du mythe de La Belle et la Bête, où Sansa tomberait amoureuse de ce qu’elle abhorrait, Martin jouerait avec les clichés et se réapproprierait le mythe.

Toutefois, il n’en reste pas moins que le baiser de Sandor est qualifié par Sansa de « cruel ». Si certains attribuent l’adjectif à une forme d’excitation, il est important de noter que Sansa associe l’adjectif à Joffrey (« cruel eyes », « cruel jape ») et aux dieux. Conclure à une attirance de Sansa pour Sandor sur la base de cet épisode peut en ce sens s’avérer un peu spéculatif…

L’épisode du baiser : un mariage symbolique ?

La cape blanche, par EvaMariaToker(https://www.deviantart.com/evamariatoker)

La cape blanche, par EvaMariaToker

Une autre interprétation de l’épisode du baiser peut se faire sur un plan plus symbolique. En effet, il est possible qu’en se souvenant d’un baiser, Sansa associe en fait la scène à un mariage symbolique avec Sandor.

Le mariage à Westeros, dans la religion des Sept comme dans celle des anciens dieux, est concrétisé par l’échange des consentements entre époux, l’échange d’un baiser et le don d’un manteau : l’époux pare les épaules de sa promise d’un manteau aux couleurs de sa propre maison, symbolisant ainsi son acceptation dans sa nouvelle famille et le fait qu’il remplacera désormais le père de la mariée.

Or, après leur rencontre, Sansa revêt effectivement le manteau de Sandor :

Quand elle rampa hors du lit, bien après, elle se trouvait seule. Le manteau blanc gisait à terre, en boule, barbouillé de sang et de suie. Dehors, le ciel s’était assombri. Seuls y dansaient encore, contre les étoiles, quelques spectres d’un vert pâlot. Une bise glaciale soufflait, qui faisait battre les volets. Sansa frissonna. Déployant le manteau en loques, elle se pelotonna dessous, à même le sol, grelottante.

(ACOK, Sansa VII)

Elle le gardera, sans vraiment savoir pourquoi, par la suite :

« Elle se demandait parfois, durant ses insomnies, si ç’avait été judicieux. Comme de camoufler sous ses soieries d’été, dans un coffre en cèdre, le manteau blanc souillé qu’il avait laissé. Tout en ignorant pourquoi elle le conservait. »

(ASOS, Sansa I)

On a donc le don du manteau, et une prière. Il ne manque qu’un baiser et la cérémonie du mariage est complète. Le baiser imaginé par Sansa serait alors une façon de compléter le rituel, et montrerait que, symboliquement et inconsciemment, Sansa se sent mariée à Sandor, l’ayant accepté comme son protecteur.

Plus tard en tous cas, lorsqu’elle repense à sa nuit de noces avec Tyrion, on peut noter que Sandor n’est jamais loin dans ses pensées :

Et puis, elle rêva aussi de sa nuit de noces, de Tyrion qui la dévorait des yeux pendant qu’elle se déshabillait. À cela près qu’il était bien plus grand que nature, et quand lorsqu’il grimpa dans le lit, c’était d’un seul côté que sa figure était toute dévastée. « Va te falloir me chanter ma chanson », fit-il d’une voix râpeuse.

(ASOS, Sansa VI)

« – Vous savez ce qui se passe dans un lit conjugal, j’espère ? »
Sansa pensa à Tyrion, puis au Limier et à la façon dont il l’avait embrassée »

(AFFC, Alayne II)

« Le souvenir de sa nuit de noces à elle avec Tyrion l’obsédait. Dans le noir, je suis le chevalier des Fleurs, avait-il dit. Je pourrais me montrer bon pour vous. Rien qu’un mensonge Lannister, un de plus. Les chiens flairent infailliblement le mensonge, sais-tu, lui avait dit une fois le Limier. Elle en avait encore dans l’oreille le timbre rauque et râpeux. »

(ASOS, Sansa VI)

L’évocation de la chanson comme métaphore possible de la relation sexuelle semble absente des pensées de Sansa au moment de l’événement, mais petit à petit, l’association qu’elle fait entre sa nuit de noces et l’épisode pourrait indiquer qu’elle commence à conceptualiser un sous-texte sexuel qu’a pu avoir la scène, et l’associe à une nuit de noces où elle aurait symboliquement perdu sa virginité.

« Il a pris une chanson et un baiser, et il ne m’a laissé rien d’autre qu’un manteau sanglant. »

(AFFC, Alayne II)

L’épisode du baiser : un transfert de Lady à Clegane

Sandor Clegane

Sandor Clegane par Jude Palencar

Sansa, très tôt dans le récit perd sa louve Lady. Pourtant, elle ne perd pas totalement son lien aux animaux. S’il ne se manifeste pas avec autant de force que pour ses frères et sa sœur zomans, Sansa semble tout de même développer une proximité très forte avec les chiens qui l’entourent. GRRM a en tous les cas confirmé les capacités de zomans de tous les enfants Stark, Sansa y compris :

Are all the Stark children wargs/skin changers with their wolves?
To a greater or lesser degree, yes, but the amount of control varies widely.

(Est-ce-que tous les enfants Stark peuvent changer de peau avec leur loup ?
De manière plus ou moins prononcée, oui, mais le niveau de contrôle varie beaucoup.)

(So Spake Martin, du 1er février 2001, sur Westeros)

Or, s’il est un chien proche de Sansa, c’est le Limier.
Sandor Clegane est en effet animalisé tout au long de l’œuvre, et ce dès la première fois que le lecteur le rencontre, où il apparait coiffé de son heaume si particulier à tête de chien. Le « Limier » « renifle », il « grogne » et « gronde ».

Un chien, comme il le proclame lui-même. Un chien à demi-sauvage, pétri d’abjection, un chien prêt à mordre la moindre main qui cherche à l’apprivoiser, mais un chien prêt aussi à déchiqueter quiconque se mêlerait de toucher à ses maîtres.

(ACOK, Sansa IV)

Certaines théories assimilent ainsi le lien qui unit Sansa et Sandor à une manifestation des qualités de zoman de Sansa. La scène du baiser serait alors une forme de « partage sensoriel » qui aurait eu lieu : si Sandor n’a pas embrassé Sansa, elle aurait tout de même ressenti son désir et aurait en mémoire la vision que Sandor projetait de l’événement.
Si l’interprétation peut sembler un peu tirée par les cheveux, il n’en reste pas moins que, quand Sansa pense à Lady, Sandor est souvent proche dans ses pensées. Ainsi, un transfert symbolique de Lady à Sandor est une hypothèse envisageable.

Conclusion

Il existe beaucoup d’interprétations de l’épisode du baiser. Nous en avons ici donné quelques unes, mais cela peut aller jusqu’à l’interprétation la plus crackpot (par exemple, certains attribuent le faux souvenir à Bran réécrivant l’événement et Sansa se rappelant d’une ligne temporelle modifiée…). Il est difficile de trancher, et on ne saura peut-être jamais ce qui explique réellement cette distorsion du souvenir, et si cela aura de l’importance dans le futur. Les hypothèses présentées ici ne sont d’ailleurs pas exclusives l’une de l’autre, et le faux-souvenir de Sansa pourrait de toute manière être dû à plusieurs facteurs qui s’entremêlent. Mais, s’il est une chose à retenir, c’est en tous cas le caractère non fiable que Sansa présente en tant que narratrice, et cette ligne si floue qui existe pour elle entre mensonge et réalité, risquant de lui faire perdre son identité… C’est en tout cas ce que Littlefinger semble encourager :

[Petyr:] « – Ne faites confiance à personne, ai-je un jour mis en garde Eddard Stark, mais il a refusé de m’écouter. Tu es Alayne, et tu dois être Alayne en permanence. » Il lui posa deux doigts sur le sein gauche. « Même ici. Dans ton cœur. Es-tu capable de le faire ? Es-tu capable d’être ma fille dans ton coeur ?
– Je… » Je n’en sais rien, faillit-elle lâcher, mais ce n’était pas là ce qu’il avait envie d’entendre. Mensonges et La Treille auré, songea-t-elle. « Je suis Alayne, Père. Qui d’autre serais-je donc ? »

(AFFC, Sansa I)

Pour écouter le format audio :

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10 Comments

  1. *cri de midinette au loin*

  2. Super analyse 😀
    Et après tu as des gens qui vont te dire que GRRM est un mauvais écrivain 🙁

  3. Ah oui oui, très bonne analyse, tutafé d’accord !! Je me sens proche de Sansa maintenant xD Meri pour cet éclirage sur le personnage, pauvre petite teenager U_U Nous sommes bien toutes les mêmes…
    C’est intéressant, et je suis rassurée de lire que GRRM fait des bourdes lui aussi, ciel que font ses assistants ?

  4. On peut même ajouter, pour le mariage symbolique Sansa-Sandor, que Sandor a déjà donné son manteau à Sansa, quand celle-ci s’était fait tabasser par la Garde devant toute la Cour et que Tyrion était intervenu. L’ordre cérémoniel est même respecté alors : le manteau d’abord, le baiser ensuite, même si du temps est passé entre les deux.

  5. Merci de ce récapitulatif.

    Moi, ce qui me frappe, c’est la formulation : « les embrassements du Limier » (1ere citation du souvenir en ASOS).

    Je ne sais pas comment l’anglais est formulé, mais en français, un embrassement n’est pas d’abord un baiser. Embrasser c’est « serrer/étreindre avec les 2 bras » (ce qui a bien eu lieu), et par extension seulement « serrer quelqu’un entre ses bras et lui donner un baiser ».

    Dans l’évolution des citations (de ASOS à AFFC), le vocabulaire choisi (en français en tout cas) reflète l’évolution/modification du souvenir. Je ne sais pas si c’est fait exprès, mais c’est très fort!

  6. Salut Papadoc,
    La citation en anglais est dépourvue d’ambiguïté :
    ACOK :
    « Sansa wondered what Megga would think about kissing the Hound, as she had. He’d come to her the night of the battle stinking of wine and blood. He kissed me and threatened to kill me, and made me sing him a song. »
    Trad maison:
    Sansa se demanda ce que Megga penserait d’embrasser le Limier, comme elle l’avait fait. IL était venu à elle la nuit de la bataille, empestant le vin et le sang. Il m’a embrassé et a menacé de me tuer, et m’a fait chanter une chanson.

  7. Très bon article qui éclaire autrement le personnage de Sansa et nous apprend beaucoup sur l’écriture de GRRM

  8. Bien vu Papadoc !

    Cependant l’emploi du mot baiser sèmerai également le doute.
    C’est déjà le cas avec Ygrid, baisée par le feu, ce qui laisse un doute quand l’expressIon vient des sauvageons !

    En revanche, le doute est exclu si on utilise cette même expression pour Lyanna…

    • Le doute, en version originale, n’a pas lieu d’être, puisque c’est bien « kiss » qui est utilisé : « Sansa wondered what Megga would think about kissing the Hound, as she had. He’d come to her the night of the battle stinking of wine and blood. He kissed me and threatened to kill me, and made me sing him a song. » (avec Ygrid non plus qui est « kissed by the fire »).

  9. Je viens de la lire avec un café, c’était top !

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